Qu'avez-vous vu ?

 

           Qu’avez-vous vu ?

           Qu’avez-vous réellement vu, vous qui, en l’an de grâce 1482, habitiez l’embouchure du fleuve Nzadiou [1] où se présentent ce que vous ne savez être trois caravelles portugaises dont les voiles s’ornent de croix rouges délavées ?

 

            Ne pratiquant qu’une navigation fluviale ou côtière, vous ne saviez pas que la terre est ronde. Aussi ne voyiez-vous l’océan que comme une immensité plate s’étendant à perte de vue. Et comme vous ne naviguiez qu’en pirogues, vous ne pouviez concevoir que puissent exister de si hauts, si grands et si immenses navires dont, au demeurant, vous n'auriez pu imaginer qu'ils puissent naviguer sans immédiatement chavirer.

           Vous n’avez donc pu concevoir et, en conséquence, voir cette apparition progressive de mâts, puis de voiles, de superstructures et enfin de coques que comme des îles venues du fond des eaux pour en crever la surface après en avoir traversé toutes les profondeurs. Des îles qui maintenant se déplaçaient pour aborder à vos rives.

           Voilà ce que vous avez réellement vu.

 

           Vous ignoriez l’existence d’hommes blancs. Du moins vivant. Car les récits ancestraux vous avaient appris que lorsqu'il entre dans le royaume des morts, la peau d’un homme se décolore pour devenir d’un blanc crayeux. Aussi quand descendirent des îles ces êtres à peau de craie, vous avez immédiatement compris que les vumbis [2], les fantômes des ancêtres, étaient revenus du royaume des morts pour maintenant envahir le monde des vivants. La couleur blafarde de leur peau attestait leur ancestralité.

           Qu’ils soient des ancêtres était d’ailleurs confirmé par les croix qu’ils arboraient aux arbres des îles, qu’ils dressaient sur le lieu de leurs débarquements et à la figure mi-humaine, mi-divine placée au centre de ces croix. La croix était en effet le symbole de votre culture. Elle représentait l’orthogonalité des axes de la vie spirituelle et de la vie matérielle. Croisement que matérialisait Ne-Kongo, être à la fois humain et divin, qui avait légué son nom à votre peuple et dont vous placiez l'effigie au centre de vos croix.

 

           Que voulaient les ancêtres ? Des vivants ! Qu’ils exigeaient par grappes, par centaines, par milliers [3]. Les morts dépeuplèrent la vie.

           Mais quel usage pouvaient-ils en avoir ? Vous connaissiez l’esclavage : vos potentats vous vendaient aux marchands arabes. Toutefois l’esclavage était un commerce rationnel de vivants entrepris par des vivants. Là, ce n’étaient plus des hommes qui capturaient d’autres hommes, c’étaient des morts qui s’emparaient des vivants !

             L’idée alors s’imposa que les vumbis prenaient les vivants pour les tuer afin de s’en nourrir. Un cannibalisme d'outre-tombe ! C’était une déduction somme toute raisonnable. En effet, les prisonniers qu’ils emmenaient, ne revenaient jamais : signe assuré de leur mort. Et à la surface des îles fumaient d’énormes bouilloires de cuivres grâce auxquelles les morts, pensait-on, transformaient la chair des vivants en salaisons, leurs cerveaux en fromage et leur sang en vin rouge. Où autrement eussent-ils puisé toutes ces étonnantes et inépuisables provisions de bouche dont vous les voyiez se nourrir ? C’est ainsi que ces blancs devinrent, dans les récits dont votre peuple s’entretenait avec effroi, d’effrayants cannibales. Ils ne découvrirent d’ailleurs que très tardivement cette imputation. Pour eux, c’est vous qui étiez des cannibales !

                  Ils ne les mangeaient pas tous cependant. Ils les échangeaient aussi. En effet, après avoir sonné d’une cloche attachée à la branche d’un des arbres dressés sur le sol des îles, ils faisaient descendre les hommes capturés dans ce       que vous ne saviez être des cales, dont les vumbis ressortaient chargés de tissus. Ne concevant pas que vos propres         chefs fussent assez cyniques pour vous échanger contre des tissus ou de la bimbeloterie, vous avez alors imaginé que       ces ouvertures à la surface des îles étaient des sortes de puits par lesquels les vumbis descendaient leurs prisonniers       afin de les échanger contre les étoffes que tissaient au fond des eaux les ondines [4], lesquelles étaient prévenues du         troc par le tintement de la cloche.

                Voilà ce que vous avez vu et compris. Car ce que l’on voit et comprend ne dépend que de ce que l’on sait.

 

                                                            *

 

                  Puis, sur votre propre sol, devenu propriété privée du roi Léopold de Belgique, vous fûtes réduits au plus barbare des esclavages.

                 Jusqu’au début du XXe siècle, hommes, femmes ou enfants, vous avez été amputés de vos mains, assassinés, violés, torturés, fouettés à mort. Impunément, sans remord ni hésitation. Par des consciences puritaines pourtant sourcilleuses sur la religion et la moralité. Vos enfants servirent de domestiques et d’esclaves. Vos femmes furent réduites au servage sexuel tandis que vous-mêmes étiez épuisés de labeurs forcés, travaillant enchaînés de fers, un collier à bœuf autour du cou. Les fers, le collier, rongeaient la peau, creusaient des plaies qui s’infestaient de vermines et suppuraient. Gangrène, septicémie.

                Quand vous vous rebelliez, vous étiez massacrés sans pitié. On vous a coupé mains, bras, oreilles, pénis. Pour attester joyeusement du massacre certes mais surtout pour en tenir la minutieuse comptabilité. Une verge, deux oreilles, apportées au chef de poste, valaient à vos assassins une petite rétribution. Le profit assurait la comptée des morts.

               On vous tuait pour jouer : « Deux officiers de l’armée belge virent, du pont de leur vapeur, un indigène dans une pirogue à une certaine distance. Les officiers parièrent cinq livres qu’ils pouvaient l’abattre avec leur carabine. Ils tirèrent trois coups et l’indigène tomba mort, la tête transpercée. » [5]

                 Tous ces morts étaient d’ailleurs sans importance. Des milliers les remplaçaient immédiatement, qui restaient à disposition des profits et plaisirs de ceux-là dont vous aviez compris maintenant qu’ils n’étaient que des hommes semblables à vous, n’eût été leur abjection sans limite.

                  Vous avez été quasiment décimés. Huit à dix millions de vies fauchées. Le plus important massacre de masse commis à ce jour.

                   Les spectres épuisèrent la vie.

 

                                                        *

 

                   Et vous, Diego Cão, capitaine merveilleux, qu’avez-vous réellement vu en cette même année 1482 ?

                  Chargé de découvrir de nouvelles terres et richesses pour Jean II, votre Roi, vous commandiez une escadre de caravelles dont les voiles décorées de croix rouges témoignaient de votre christianisme missionnaire.

 

                   Une nuit, comme vous naviguiez en vous guidant aux étoiles, vous avez vu disparaître l’étoile polaire. Vous veniez de franchir l’équateur. La disparition de l’étoile polaire constituait alors une limite aux explorations, un signe de danger. Témoignant de la sollicitude divine, les étoiles bornaient le monde voulu par Dieu [6]. Nul ne savait ce qu’il y avait au-delà. Ni même s’il y avait un au-delà. Peut-être l’abîme d’une chute sans fin.

                    Mais vous, Diego Cão, vous avez continué. Plus au sud que n’importe quel navigateur européen n’avait osé le faire. Un geste de magnifique courage.

                    Un jour, la mer est devenue d’un jaune brunâtre. Vous avez goûté l’eau. Elle était douce. Vous veniez de découvrir l’embouchure d’un fleuve immense charriant un épais limon.

                     Vous avez débarquez et construit, comme chaque fois que vous touchiez terre, construit un pilier en pierres à chaux surmonté d’une croix en fer portant les armoiries du Portugal. Il y était écrit : « En l’an 6681 de la création du Monde et en l’an 1482 après la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, le très haut, très excellent et très puissant prince, le roi Jean II du Portugal, fit découvrir cette terre et ériger ce pilier de pierre par Diogo Cão, gentilhomme de sa maison. »

 

                   Merveilleuse surprise, là, à l’embouchure de ce fleuve, vous découvriez un peuple adorant la croix. Et au centre de cette croix, il y avait cette figure humaine et divine en laquelle vous avez immédiatement reconnu le Christ.

                   Vous avez alors compris que vous veniez de découvrir le fameux royaume chrétien de ce Prêtre Jean [7] dont vous entretenaient les chroniques de votre pays.

                   Le Christ n’avait-il pas dit : « Vous ne me chercheriez pas si vous ne m’aviez trouvé ! »

 

                                                         *

 

                  Car on ne cherche, on ne trouve, on ne voit et comprend que ce que l’on connaît déjà. Les découvertes aléatoires, les changements brutaux de paradigmes, les illuminations fécondes sont l’exception. La majeure partie des découvertes est constituée de recherches construites sur un savoir préalable dont on fait jouer les attendus et impasses pour le modifier, le préciser, l’étendre, le relativiser ou le contester. 

                C’est ainsi qu’à propos de Christophe Colomb, lecteur assidu des géographes et explorateurs anciens, Erik Orsenna remarque : « Somme toute, Christophe ne découvre pas, il reconnaît : son œuvre de découverte a été  annoncée dans les textes saints, ou encore par Sénèque… Il ne fait que vérifier ce qui a été annoncé ! » [8] Au demeurant, lors de son troisième voyage, découvrant l'Orénoque et ses peuples, Colomb sera persuadé d'avoir découvert la partie du Paradis ayant échappé au déluge, peuplée des doux descendants en droite ligne d'Eve et Adam !

                 Aussi, en ce qui concerne un savoir donné, le changement de paradigme ne vient-il le plus souvent qu'au bout de toutes les évolutions, lorsque celles-ci ont généré de telles impasses et de telles incohérences que, dans la forme qui était alors la sienne, ce savoir ne peut plus se justifier. L'exemple le plus frappant en est l'effondrement du modèle astronomique chrétien, qui suppose que le soleil et les planètes tournent autour de la terre placée au centre de l'univers, et l'avènement d'un modèle astronomique scientifique héliocentré.   



[1] Devenu « Zaïre » en Portugais puis : fleuve Congo. Le royaume Kongo, existant depuis au moins cent ans à l’époque de sa découverte, s’étendait sur environ 500 km2 (répartis aujourd’hui entre plusieurs pays). Ce royaume disposant d’une monnaie de coquillages, fonctionnait grâce à l’impôt et était servi par une armée de fonctionnaires spécialisés. Il avait mis en place un système scolaire d’un haut niveau technique, en particulier dans le domaine de la métallurgie (écoles que les européens prendront pour des écoles de sorcellerie !). Il  était composé de provinces dirigées par un gouverneur. Sa capitale M’Banza-Kongo était bâtie à l’intérieur des terres, sur l’actuelle frontière avec l’Angola. Son roi était élu par l’assemblée des chefs de clans. Siégeant sur un trône en bois serti d’ivoire, portant, en symboles de son autorité, un fouet fait d’une queue de zèbre et des peaux et têtes de bébés animaux suspendues à sa ceinture, on ne pouvait l’approcher qu’à quatre pattes car il était interdit de le regarder sous peine de mort. Saint Louis nègre, il rendait la justice sur une vaste place publique à l’ombre d’un grand figuier, où il recevait les hommages de son peuple et passait ses troupes en revue

[2] Ces vumbis sont devenus les zombies des Caraïbes.

[3] L’esclavagisme européen débuta en 1506, sous le règne de Nzinga Mbemba Affonso. Ce roi avait accueilli chaleureusement en 1491 une délégation portugaise permanente qui construisit écoles et églises. Il se convertit au catholicisme, modernisa son pays en s’appropriant les connaissances techniques européennes, pria les Portugais de lui envoyer prêtres, instituteurs et pharmaciens, dicta le premier document écrit connu composé par un Africain noir. Modernisateur éclairé, il tenta de s’opposer à l’exploitation de son peuple en sollicitant l’aide du roi portugais Jean III. Lequel lui répondit qu’étant donné la démographie de son royaume, le prélèvement d’esclaves ne risquait guère de le dépeupler (à la période coloniale, la densité de population chuta de 35 habitants au Km2 à 5 habitants au Km2). Il se tourna alors vers le pape mais ses émissaires furent arrêtés par les Portugais qui tentèrent ensuite de l’assassiner. Une partie de sa propre famille fut capturée et envoyée en esclavage au Brésil. Il termina sa vie, désespéré par le nouvel état de son peuple.

[4] Dans la religion Kongo, la mer primitive, Ka-lunga, est le lieu auto-créé d’où tout est sorti et où retournent les esprits après la mort. Elle est aussi le principe vital régnant sur toute chose (Ka, essence vitale ; lunga, accomplir, concrétiser, régner)

[5] Williams G. W. « Lettre ouverte au roi des Belges », in Hochschild A., Les Fantômes du roi Léopold, la terreur coloniale dans l’État du Congo, 1884-1908, Paris, Taillandier, 2007, p. 191.

[6] « Dieu dit : « Lumières dans la voûte du ciel pour séparer le jour et la nuit. Elles serviront de signaux de rendez-vous, feront les jours et les années. Elles serviront de lumières dans la voûte du ciel pour éclairer le monde. » » (Bible, Genèse I, 14-15, traduction Boyer F. et L’Hour J., Bayard, 2001). Que les étoiles soient nommées « lumières » (et non « astres », « planètes », « étoiles », etc.) a pour fonction d’une part de stipuler que leur rôle est de relayer et diffuser la lumière divine vers la terre, d’autre part de s’opposer aux religions divinisant les astres.

[7] Royaume qui sera ensuite identifié à l’Ethiopie, en effet christianisée depuis le VIIe siècle.

[8] Orsenna E, « Le rêve brisé de Colomb » in L’Histoire, Les grandes découvertes, N° spécial 355, Juillet Août 2010, p. 94. Orsenna précise d’admirable façon que Colomb tentait de « courber le réel à son rêve »

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