Notes sur le discours

  1.                                                                   

 

Du discours

 

 I.a) Qu’appelle-t-on discours ?

 

Il faut distinguer le discours concret, effectivement prononcé (le « il a fait un discours ») du discours abstrait comme matrice de production des discours concrets.

En deçà de toute parole effectivement émise, le discours abstrait est une structure langagière normative, d’origine idéologique et non pas linguistique, produisant, entre autorisations, interdictions, limites et forclusions, des significations qu’il détermine et légitime de sorte que ces significations soient en cohérence avec l’idéologie animant le discours.

Le discours est ainsi une structure intelligible.

 

I.b) Le discours n’est pas tant un fait linguistique qu’une idéologie :

 

Le discours n’est pas tant une linguistique[1] qu’une idéologie. « Idéologie » est employé ici en son sens originel, système de pensée, neutre quant à sa valeur morale ou fonctionnelle, n’emportant donc aucune connotation péjorative telles que conscience erronée, conscience trompée, etc.

Qu’un discours soit avant tout une idéologie, j’en veux pour preuve l’évolution du vocabulaire grecque de la royauté[2].

Ce vocabulaire a suivi toutes les transformations sociopolitiques de la société grecque.

 

Au temps des royaumes palatiaux (Crète, Mycènes), ainsi nommés car le pouvoir central avait pour siège et emblème un vaste et magnifique palais, le roi se nomme anax (ou wanax). Assisté de nombreux administrateur, l’anax est un monarque absolu cumulant les fonctions guerrières, administratives, juridiques et magico-religieuses : « Roi divin, magicien, maître du temps, dispensateur de fertilité. » Désignant aussi les dieux les plus éminents, anax dénote ainsi l’origine divine du pouvoir politique. Sous l’autorité de l’anax, se trouvent des communautés villageoises dirigées par des basileis (singulier : basileus) qui sont des vassaux profanes de l’anax.

Dans le cours du XIIIe siècle avant J. C., ces royaumes palatiaux s’écroulent pour des raisons qui restent encore mystérieuses[4]. C’est le début des « âges obscurs », du début du XIIe au milieu du VIIIe siècle, ainsi nommés car l’écriture ayant totalement disparu, il ne reste, de ces quatre siècles et demi, aucun témoignage écrit. Au sortir de ces âges obscurs, deux faits concomitants méritent d’être notés : d’une part les royaumes palatiaux ont éclaté en une diversité de pouvoirs territoriaux (c’est la naissance de la Cité-Etat grecque : la polis), d’autre part le roi se nomme maintenant basileus, anax étant tombé en désuétude. Le schéma sociopolitique est clair : l’éclatement des grands royaumes palatiaux propulsent les cités dans l’autonomie, elles deviennent ainsi des royaumes. En conséquence, les basileis, auparavant vassaux de l’anax, deviennent maîtres des cités : rois en leurs royaumes. Mais la nature même de la royauté a changé : elle n’est plus d’origine divine mais proprement humaine. Le lien politique avec le divin a été rompu. Ces monarchies basiliques deviennent des monarchies héréditaires, ayant pour base sociale une aristocratie foncière.

A partir du VIe siècle, le roi va se nommer turannos. Quoique turannos soit à l’origine de « tyran », ce terme n’emporte pas dans un premier temps de connotations péjoratives, bien au contraire. Le turannos est une sorte de condottiere avant la lettre qui, dans un contexte de crises sociales et en s’appuyant sur des révoltes populaires, renverse les basileis et s’empare du pouvoir ou bien, le plus souvent, se le voit confier par la population[5]. Mais là encore la nature du pouvoir a changé, il n’est plus de l’ordre d’une loi (l’héritage patrilinéaire du pouvoir) mais de l’ordre d’une volonté individuelle, qui ne peut manquer de bientôt se transformer en caprice tout-puissant auquel les révoltes démocratiques mettront fin.

Cette évolution n’est pas seulement affaire de vocabulaire car elle témoigne d’un changement profond des représentations du pouvoir, autrement dit de l’idéologie. Du Roi divin au tyran en passant par le basileus héréditaire, le pouvoir change de nature. Et lorsque basileus reviendra à l’honneur (sous Alexandre le Grand) le roi se définira par sa vertu, son royal caractère.

 

Que la pensée soit l’effet sociocognitif d’un discours, lui-même fait social, est ce que signifie la VIe des Thèses de Karl Marx sur Feuerbach : « Mais l’essence humaine n’est pas une abstraction isolée. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. »

Ce qu’Althusser et Balibar préciseront ainsi : « Lorsque Marx nous dit que le processus de production de la connaissance () se passe tout entier dans la « tête » ou dans la pensée, il ne tombe pas une seconde dans un idéalisme de la conscience, de l’esprit ou de la pensée, car la « pensée » dont il est ici question, n’est pas la faculté d’un sujet transcendantal ou d’une conscience absolue, à qui le monde ferait face comme matière ; cette pensée n’est pas la faculté d’un sujet psychologique, bien que les individus humains en soient les agents. Cette pensée est le système historiquement constitué d’un appareil de pensée[6], fondé et articulé dans la réalité naturelle et sociale. »[7]

Exit donc le sujet individuel : concepteur, producteur et réalisateur d’un discours propre qui serait extérieur au discours comme fait social : « Ce n’est pas moi qu’il faut écouter mais le discours … » dit Héraclite[8].

 

I.c) Discours et pensée :

 

Que le discours, en son sens abstrait, produise et détermine les normes et références des discours, pensées et représentations a une conséquence trop souvent inaperçue, en particulier des psychologues : à savoir qu’il n’y a pas de pensée hors discours. Ce qui veut strictement dire que le discours est la pensée. Autrement dit, la pensée n’est pas un fait individuel qui aurait son siège dans le cerveau, lequel mémorise des pensées et représentations sous forme de réseaux neuronaux chargés de coder et représenter ces pensées et représentations, les tenant ainsi à disposition des discours, mais ni ne les forme ni ne les produit ni ne les active.

Il suffit pour s’en assurer de remarquer qu’à chaque fois que j’émets l’expression « je pense que », celle-ci peut être aisément remplacée par « je dis que » sans qu’il y ait perte ni de sens ni de signification. Au rasoir d’Ockham[9], le concept de pensée est superflu[10].

C’est d’ailleurs ainsi que Platon identifie purement et simplement la pensée à un discours mais tenu silencieusement : « Eh bien, pensée et discours ne sont qu’une même chose sauf que le discours intérieur que l’âme tient en silence avec elle-même a reçu le nom spécial de pensée. » [11]

Il ne va donc pas de soi qu’indépendamment du discours existe quoique ce soit qu’on puisse spécifier comme pensée. La pensée, et avec elle les notions d’esprit, mental, d’intelligence, sont sans doute des termes superflus sans aucune réalité et dont on pourrait aisément et rationnellement se passer.

 

Ceci a une conséquence sur la théorie du sujet.

Lorsque, dans la Critique de la Raison Pure, Kant déclare que le « Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations; car sinon quelque chose serait représenté en moi, qui ne pourrait absolument pas être pensé, ce qui revient à dire que la représentation serait soit impossible, soit du moins ne serait rien pour moi. », il introduit ainsi un sujet de la pensée comme conséquence d’un sujet de la représentation.

Si l’on remplace le « Je pense » par le « Je dis », on obtient alors un sujet, non d’une pensée dont le concept est superflu, mais d’une énonciation et d’un énoncé.

Or autant le « Je pense » est évanescent et avec lui le « Je » de la pensée, autant, en revanche, le « Je » du « Je dis » reçoit de ce dernier toute sa puissance performative.  

 

II) Logique binaire et discours scientifique :

Prenons un exemple de cette dépendance des énoncés aux structures discursives : l’inclusion ou l’exclusion des catégories tierces. Inclusion ou exclusion qui définissent deux discours en totale opposition : respectivement le discours mythique et le discours scientifique.

 

La logique binaire a été créée aux VIIe et VIe siècles avant Jésus Christ par Xénophane de Colophon et Parménide d'Elée.

Ce dernier a explicitement caractérisé les trois axiomes qui la structurent :

  1. Principe d'identité : un objet n'est jamais que lui-même, « A rose is a rose is a rose is … » dit la poétesse Gertrude Stein)
  2. Principe de non-contradiction : un homme n'est pas une femme, un humain n'est pas un animal, un vivant n'est pas un mort.
  3. Principe du tiers exclu. Attardons-nous sur ce dernier principe.

Entre deux catégories contradictoires, vivant / mort ; humain / animal ; homme / femme ; etc., on nomme « tiers » une catégorie mixant les caractéristiques de ces deux catégories opposées : ainsi des centaures de la mythologie grecque : bustes d’hommes sur des corps de chevaux. Ainsi des hermaphrodites, hommes et femmes à la fois, ainsi encore des mort-vivant et autres fantômes ou zombies.

Dans le discours scientifique, ces catégories paradoxales sont exclues du fait de la logique binaire servant de substrat à ce discours. Le monde de la science est ainsi un monde discontinu.

Dans le discours mythique, ces catégories tierces sont au contraire incluses, c’est même là la caractéristique opératoire des mythes, leur essence. Dans le mythe, il ne peut donc y avoir de frontières entre catégories mais bien au contraire un glissement continu entre elles toutes. Ainsi Narcisse, un humain, se transforme en un végétal : cette plante qui désormais porte son nom. Opérant par tiers inclus une continuité entre toutes les catégories, le mythe se présente ainsi comme un univers continu, total et complet.

Inclus ou exclus, la position des catégories tierces engendre deux logiques discursives opposées : le discours scientifique ou bien le discours mythique. L’un et l’autre ne sont pas tenables ensembles mais au contraire s’excluent mutuellement[12]. En conséquence de quoi, les énoncés réels que je prononce ou écris dépendent des logiques discursives que je mets en œuvre : le narcisse n’est pas Narcisse.

 

La logique binaire, comme structure normative de production d’énoncés tenus en raison et comme idéal de la pensée occidentale, ne va pas sans emporter des conséquences psychologiques.

Ainsi l’axiome d’identité de la logique binaire assure-t-il l’identification du « Je » au Moi. C’est en effet ce « Je », pure autoréférence formelle[13] sans contenu, qui assure au sujet sa stabilité sous les changements de son apparence physique au long des âges de sa vie.

Le changement qu’apporte cette définition formelle de l’identité au regard d’une identité fournie par l’apparence physique est un des enjeux de la pièce de Sophocle : Œdipe Roi (Ve siècle avant J. C.).

C’est en effet à cette permanence d’un seul et même humain sous le passage des âges qu’Œdipe fait appel pour répondre « l’homme » à la sphinge[14] qui l’interroge sur l’identité de l’animal qui rampe à quatre pattes étant enfant, se tient debout sur ses deux pieds étant adulte, chemine sur trois pattes à l’hiver de sa vie. Pour fournir cette réponse, Œdipe s’appuie toutefois sur le symptôme qui est la marque de son histoire personnelle et lui a fourni nom : la cicatrice qui déforme ses chevilles, qui lui vaut d’être nommé Œdipus : « Pied Enflé »[15].

 

[1] Cf. l’excellente analyse du terme et des problèmes qu’il pose à la mécanique linguistique, du fait de n’être pas reconnu comme étant une instance idéologique, dans Parret H., « Discours » in Encyclopédie Philosophique Universelle, Les notions de philosophie, dictionnaire, Paris, PUF, 1998, Tome II, p. 665-668.

[2] Une autre preuve en est donnée par les transformations graphiques de l’écriture grecque, en 403 avant J. C., qui furent une opération idéologique (cf. Herrenschmidt C., « L’écriture en quelques questions juives et grecques » in Bottéro J., Herrenschmidt C., Vernant J.-P., L’Orient ancien et nous, Paris, Hachette / Pluriel, 1998, p.  173 et suivantes.

[3] Vernant J.-P., Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF / Quadrige, 1962 et 1983, p. 24

[4] Cf. Poursat J.-C., La Grèce préclassique, Paris, Seuil, 1995.

[5] C’est tout le drame d’Œdipe (ou du roi Périandre, son double pervers) qui, ayant reçu la royauté de Thèbes comme turannos, découvre qu’il est son basileus.

[6] « Appareil de pensée », autrement dit structure de production, de détermination et de légitimation des pensées, soit très exactement ce que je nomme : une structure sociocognitive.

[7] Althusser L. et Balibar E., Lire le Capital, Paris, Petite collection Maspéro, 1968, Tome I, p. 47.

[8] Citation exacte : « Que ceux qui écoutent, non moi (ouk emou) mais le discours (logos) avouent savoir que le Tout-Un est sagesse » (Héraclite, fragment 50). 

[9] Guillaume d’Ockham ou d’Occam, philosophe anglais du XIVe siècle. On appelle « rasoir d’Ockham » un principe voulant que, dans un raisonnement, on ne multiplie pas sans nécessité des entités, termes, concepts, notions dont ce raisonnement peut se passer. Ainsi, si la pensée peut s’équivaloir au langage, il n’y a pas lieu de surajouter de la pensée au langage, celui-ci suffisant.

[10] Qu’on me permette une parenthèse de psychologue praticien. Saisir que la pensée est un maniement de discours, et non l’exercice solitaire des ressources d’un cerveau, est d’une importance capitale lorsqu’on prétend mesurer l’ « intelligence » des individus. Il va de soi en effet que cette « intelligence » ne dépend que de la parcimonie ou de la diversité des discours en usage. Parcimonie ou diversité qui dépendent des conditions socioculturelles où s’inscrit tel ou tel individu ou groupe ethnique.

[11] Platon, Sophiste, 263e. 

[12] Du point de vue de l’histoire des logiques discursives, les discours les plus intéressants sont ceux qui hésitent entre deux logiques discursives. Ainsi de Newton, physicien et alchimiste à la fois. Ainsi encore de Kepler, astronome et astrologue : au titre de l’astrologie, la course zodiacale des planètes dans le ciel doit parcourir un cercle parfait. Mais ce qu’il découvre en tant qu’astronome est que la course des planètes est une ellipse. Sa découverte astronomique ruine son astrologie.

[13] La logique est dite « formelle » au sens où, étant une pure forme logique donc, n’ayant donc pas de contenus propres, elle peut accueillir tout contenu. Ne dépendant pas des contenus, elle est donc cognitivement autonome, fondant ainsi l’autonomie cognitive du sujet qui s’identifie à son principe d’identité.

[14] En Grec, « sphinx » est un monstre féminin : la sphinge.

[15] La troisième patte de l’hiver des vies étant la canne sur laquelle s’appuie le vieillard.

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