La théorie du genre en psychanalyse

                                                          

              En cas de citation, référer ce texte sous : ericdrouet.fr/écrits professionnels/La théorie du genre en psychanalyse             

 

 

                                                                                        I

                                                                  Du phallus et du pénis

 

          La théorie psychanalytique du genre spécifie l'existence d'une sexuation psychique désarrimée de la sexuation anatomique.

         Classiquement, elle postule en effet que, dans l'inconscient, n'existe qu'un seul sexe : le phallus, terme générique rassemblant tous les objets soutenant le désir et l'emportant vers sa jouissance. Ainsi le talon aiguille d'une chaussure (ou des lunettes, des bas-résilles, etc., traits de fétichisme le plus souvent parfaitement anodins et banals) peut-il mettre le fétichiste dans un émoi qui précipitera son orgasme. Cette variabilité des objets supports du phallus explique qu'on puisse parler de valence phallique. Cette valence phallique se dépose sur certains objets préférentiellement élus, parfois lors d'expériences infantiles (mais l'infantile en psychanalyse peut durer longtemps et, tant que le complexe d'Œdipe n'est pas « résolu », persister jusque dans les âges adultes), des objets élus donc pour soutenir le désir en programmant sa jouissance.

        Qu'il n'existe qu'un seul sexe dans l'imaginaire inconscient, j'en veux pour preuve que jusqu'au XVIIe siècle inclus, dans ses descriptions anatomiques scientifiques, le sexe féminin était conçu comme un pénis inversé interne, une sorte de doigt de gant retourné.

       Une autre preuve pourrait en être donnée par la pente semble-t-il irrépressible qui pousse les transsexuels masculins en voie de féminisation à se faire opérer de leurs organes génitaux masculins comme si un hermaphrodisme assumé leur était impossible à supporter.

 

        Talons aiguille, bas résilles, etc., le plus souvent toutefois, du fait des expériences corporelles de la prime enfance, la valence phallique se dépose sur des objets liés aux orifices corporels, sein, excréments, pénis, dès lors qu'ils semblent répondre d'une supposée demande maternelle. Demande supposée en effet car, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai dans la seconde partie, cette promotion phallique de certains objets pulsionnels se fait au titre interne du mouvement même des pulsions partielles.

         Il n’en reste pas moins que dans les expériences infantiles, la promotion de tels objets peut rencontrer une demande réelle : ainsi de ces enfants déjà en surpoids, pourtant toujours et continuellement gavés, jusqu’à l’obésité, par leur entourage de sucreries, viennoiseries et autres nourritures de cet acabit. Ainsi encore de la promotion des excréments ou de leurs succédanés (la saleté, les déchets, etc.) en position phallique par une demande obsessionnelle de propreté. Cette rencontre du mouvement interne de la pulsion avec une demande réelle externe peut bloquer l’évolution normale de la pulsion vers son échec programmé en lui fournissant l’apparence d’un désir enfin comblé et satisfait.

         Echec en effet programmé des pulsions car à travers ces objets pulsionnels ce qui est visé est la retrouvaille avec un corps premier de fait toujours forclos[1] (cf. seconde partie).

         De cet échec programmé, j’en veux pour preuve ce patient adulte qui, en proie à une pulsion voyeuriste motivée par le fait de « voir enfin des sexes masculins et des sexes féminins » selon son expression, avait décidé de se rendre en vacances sur des lieux naturistes. Une démarche somme toute rationnelle. Quelle ne fut pas sa déception ! Arrivé en effet sur place, il ne vit pas ce qu’il y cherchait : les sexes tant désirés étaient en effet comme résorbés dans l’image générale des corps de sorte qu’il voyait bien en effet des pénis et des vulves mais non pas ces sexes signes et symboles du phallus qu’il recherchait. De fait, il découvrait que son désir pulsionnel rencontrait dans la réalité un point aveugle qui expliquait sa cécité au regard de sa visée : l’incarnation sexuelle du phallus dans l’anatomie[2].

 

          La promotion de certains objets corporels par cette demande supposée forme ce qu'on nomme les pulsions. La pulsion est ainsi la mise en forme d'un corps supposé répondre d'une demande potentielle, mise en forme effectuée par cette supposée demande.

         Les objets pulsionnels ainsi promus sont dits « partiels » au sens où ils témoignent d'une découpe du corps en grands ensembles corporels (appareil digestif, appareil excrétoire) que rien ne rassemble en une unité, qui restent donc disjoints les uns des autres. Le corps pulsionnel est ainsi de l'ordre d'une topologie (mathématique des formes) discontinue.

         Les pulsions donnant sens phallique à ces objets sont elles-mêmes dites « partielles » Les pulsions seraient, selon Jacques Lacan et vraisemblablement pour des raisons topologiques[3], au nombre de quatre : la pulsion vocale (la voix saisie dans sa sonorité et non dans ses significations[4]), la pulsion scopique (le regard[5]), la pulsion orale, la pulsion anale.

         En incarnant de tels objets grâce à une activité pulsionnelle privilégiée, ainsi de la boulimie et du corps obèse, un sujet peut penser incarner le phallus maternel en lui fournissant la substance de son corps propre. Dès lors ce sujet n’est plus de l’ordre d’un individu enclos dans les limites de son corps mais est de l’ordre d’un corps maternel muni, grâce à ce lien, d’un phallus. Des transsexuels féminisés mais encore munis d’un pénis, en donnent une approximation. Ce qui explique leur potentiel érotique qui intéresse de nombreux hommes bien au-delà d’une classique homosexualité en laquelle ces hommes, le plus souvent, ne se reconnaissent pas. Toutefois il s’agit là d’un érotisme défensif au regard de cette autre incarnation d’un phallus maternel par l’être du sujet, laquelle précipite ce sujet vers le néant.

        En effet ce phallus maternel n’a aucune existence réelle. Non pas tant parce qu’aucun organe anatomique ne correspond à un tel phallus maternel que parce que l’incarnation de ce phallus maternel par l’être total du sujet vise l’instauration et l’institution d’un corps premier pourtant toujours déjà anéanti du fait de sa forclusion par le langage (cf. seconde partie).

        Forclusion qui explique la déception de notre naturiste. A travers sa demande de « voir enfin des sexes masculins et des sexes féminins » (désir qu’il pouvait, au demeurant, amplement réaliser à travers films et autres photographies et l’on voit bien là que ce n’était pas ce qu’il croyait rechercher), il cherchait une voie vers ce corps premier toujours déjà anéanti. Et c’est parce que ces sexes, ainsi munis d’une vocation phallique, faisaient signes vers ce corps premier, qu’ils restaient invisibles de cette invisibilité que ce corps premier doit à sa forclusion.

       Le sujet en proie à une incarnation phallique à laquelle il se dévoue, parfois jusqu’au martyr[6], place ainsi son existence dans le registre d'un étant de non-être : formule certes paradoxale au regard de l'ontologie[7] classique mais qui est la formule par excellence de la pulsion de mort. Laquelle pulsion de mort accompagne ainsi les pulsions partielles comme leur ombre portée.

        Cette incarnation jusqu’au martyr d’un corps phallique voué à la pulsion de mort est, dans le registre de la pulsion orale, le motif du film La grande bouffe de Marco Ferreri (1 973). Qu’il y ait là une forme de jouissance personnelle est au demeurant ce qui généré le scandale produit par ce film.

                                                                                         *

 

            Ces pulsions forment la dynamique de ce que la psychanalyse nomme l'inceste dont on voit qu'il n'est en rien un inceste au sens génital du terme. Une boulimie censée mettre le corps dans la position de combler une supposée demande orale porte ainsi la dynamique d'un inceste oral. C'est une des difficultés du vocabulaire analytique que les mots n'y ont pas leurs sens ordinaires .... Quoi qu'ils ne soient cependant pas sans liens avec ces derniers, du fait de la reprise des scènes pulsionnelles dans les complexes d'Œdipe et de castration.

          Par la suite en effet, de par la figure paternelle, de par la promotion qu'en fait la mère comme objet de son désir et de par enfin le passage de la valence phallique au travers des dédales conjugués des complexes d'Œdipe et de castration, ces objets partiels vont être abandonnés au profit du pénis qui va dès lors endosser, de façon privilégiée et à l’enseigne d’un père, la valence phallique.

        Or si le père assume, au titre du pénis, cette valence phallique, il délivre ainsi son fils ou la fille de la tâche d’incarner le phallus tout en attestant que la mère n’en dispose pas. C’est ainsi que, dans cette dialectique de l’avoir (et ne l’avoir pas) et de l’être (et ne l’être pas), le complexe de castration se noue au complexe d’Œdipe.

       C’est bien pourquoi j’ai insisté ci-dessus sur le fait que la demande maternelle était toujours déjà « supposée » par le sujet, quelles que soient, par ailleurs, les demandes réelles d’une mère. Cette demande n’est en effet que la rétroaction de la figure paternelle sur la figure maternelle, rétroaction qui, dépossédant la mère d’un supposé phallus, en fait le lieu d’un désir se manifestant par une demande adressée au père. Le sujet, voulant prendre la place privilégiée occupée par ce père, c’est ce qu’on nomme le complexe d’Œdipe, se suppose être l’objet de cette demande maternelle. A laquelle il ne peut offrir que les objets pulsionnels dont il se pense être le support.

        Une demande supposée donc par le sujet, les mères réelles n’ayant la plupart du temps aucune demande de cet ordre mais pouvant être, au contraire, prises et ennuyées par une telle supposition. Ainsi de ces enfants incapables de lâcher leur mère jusqu’à l’exaspérer, ainsi de celles-là encore qui ne cessent d’être la proie de demandes ou réclamations sans cesse variées et réitérées jusqu’à ce qu’elles se fâchent ou s’épuisent à satisfaire, par une sorte de culpabilité teintée de masochisme, ces demandes que rien ne peut jamais satisfaire puisqu’elle sont en quête d’un objet impossible dont la possession débarrasserait le sujet de la valence phallique qu’il s’accorde.

       Cette en effet la rétroaction des complexes d'Œdipe et de castration, en quelque sorte toujours déjà là car attendant l'enfant avant même sa conception et sa naissance au titre d’un désir d'enfant parental qui place l’enfant à naître en position phallique d’incarner l’objet d’un désir, c'est donc par l’effet de cette rétroaction que les pulsions, produites et déterminées par l’agencement de ces complexes, en reçoivent leur dynamique phallique.

                                                                                                *

       

          Au regard du pénis comme phallus, deux attitudes dès lors possibles sont générées par les grammaires de l'avoir ou ne l'avoir pas, de l'être ou ne l'être pas.

         La première de ces deux attitudes, qui détermine la position dite "masculine", consiste à prétendre l'avoir en identifiant le phallus au pénis et, par métonymie, à prétendre le représenter à travers certaines attitudes de prestance pouvant aller jusqu'à cette forme d'hystérie masculine qu'est le narcissisme machiste. Ce registre de l'avoir déchaîne une lutte permanente avec tout autre prétendant à sa possession. Le phallus étant en effet unique pour chacun, il ne se partage (c'est un des ressorts de la jalousie masculine, c'est aussi un des ressort des compétitions viriles) ni ne se dissémine sur une multitude de prétendants. Lutte accompagnée des traditionnelles angoisses de castration : si l'autre l'a, c'est qu'il me l'a arraché (confère tous les sports pour la possession d'un ballon).

         La seconde attitude, position féminine, consiste à se désister du phallus ... pour mieux le retrouver chez celui qui s'en fait le porteur (et comme le phallus ne se partage pas, on a là le ressort de la jalousie féminine), voire à l'incarner car, le phallus étant le vecteur et la visée du désir, une femme peut très bien le représenter dès lors qu'elle suscite le désir masculin. Ce désir d'incarner le phallus se rencontre jusqu'à la caricature chez certaines hystériques se dévouant, parfois jusqu'à l'épuisement, à un idéal de beauté séductrice. Certaines starlettes de la télé-réalité (Non mais : allo !) s'en font une spécialité. Les prostituées de même sont souvent, à travers un habillement supposé susciter le fétichisme masculin, de telles représentations phalliques.

        Si la position masculine se joue ainsi dans le registre de l'avoir, la position féminine, elle, peut se jouer dans le registre de l'être.

        Nombre de dépressions trouve leur source dans la sensation et le sentiment de ne l'avoir pas quand on désire le posséder, de ne l'être pas quand on désire l'incarner.

        Le genre en psychanalyse trouve ainsi sa dynamique dans une sexualité purement psychique qui est fonction soit d'une identification sexuelle du phallus au pénis, soit d'une identification sexuelle du corps au phallus.

        Bien évidemment, cette identification sexuelle psychique étant désarrimée du corps anatomique, un homme anatomique peut choisir une position féminine, ainsi de l'homosexualité masculine passive, et inversement une femme anatomique peut choisir une position masculine (quelque sextoy bien choisi ne manquant pas de pallier à la nature). Tout un chacun de même a le loisir de ne pas se figer en une identité immuable et ainsi varier les plaisirs avec les identifications.

        Ce qui est certain en revanche, c'est que pour le psychanalyste, l'homosexualité n'existe pas ! Il n'y a que des couples hétérosexuels. En effet, un couple (qu'il soit homme/homme ou femme/femme) se formant autour du phallus comme vecteur du désir et ce phallus étant unique, l'un l'a et se retrouve en position masculine, l'autre s'en désiste, éventuellement pour l'incarner, et se place ainsi en position féminine.

 

         Mais n'y a-t-il véritablement qu'un seul sexe psychique ?

 

                                                                                                II

                                                                               Du corps pulsionnel         

                                            

           Reprenons l’ensemble du dispositif à nouveaux frais.             

          Nous avons affaire dans les cures psychanalytiques au corps pulsionnel.

           Sa genèse est la suivante.

 

           Le langage forclot le corps. Cela signifie que le corps est fondamentalement hors langage. C'est le fameux silence des organes du docteur René Leriche : « la santé est la vie dans le silence des organes » Un hors langage qui est plutôt une bonne chose : il serait inquiétant en effet que le bon fonctionnement de nos viscères et organes dépende du langage au risque alors de subir l'effet d'humeurs changeantes. On a ainsi à l'origine de toute vie psychique un dualisme : d'un côté le corps et ses automatismes viscéraux, d'un autre côté le langage. Entre les deux : pas d'intersection.

           De cette forclusion du corps premier comme être total témoigne la vignette clinique suivante : ce patient rêve qu’il est dans une maison ancienne. Il monte l’escalier qui va au grenier et ressent une angoisse grandissante au fur et à mesure de cette montée. Lorsqu’il se présente devant la porte, celle-ci s’ouvre comme ouverte de l’intérieur du grenier. Or quand elle est ouverte, il n’y a, à l’intérieur de ce grenier, personne. Il ne voit là que quelques objets abandonnés, boîtes à chaussures et jouets mis au rebus.

         Toute l’analyse du rêve se joue ainsi, dans la réminiscence d’un passé que la maison ancienne et le grenier représentent, d’un passé qui serait le lieu du corps premier, entre l’absence du corps premier, l’angoisse que suscite les éventuelles retrouvailles avec ce corps, retrouvailles qui expliquent l’angoisse du sujet puisque ces retrouvailles signeraient son anéantissement au titre de l’anéantissement auquel ce corps premier est voué, et les maigres objets de son enfance venus à la place où se corps premier s’est dissout.

 

          L'intersection du corps et du langage va se produire secondairement et grâce à la forclusion du corps premier, au titre d'un autre corps : le corps pulsionnel, lequel vient remplacer ce corps premier.

 

        Une remarque au passage. Dans la théorie que Rousseau dresse du bon sauvage, qui est aussi bien la théorie aussi bien d’une bonne nature aussi fictive que son habitant, c’est cette fantasmagorie d’un corps premier retrouvé qui est mis en scène dans un fantasme incestueux oral (cf. ci-après en annexe)

         Il est donc important de spécifier dès l'abord de cette question du genre en psychanalyse, l'existence de cette dialectique inaugurale se jouant entre un corps premier, substrat, substance et dynamique biologiques, forclos du langage et un corps pulsionnel qui va venir à sa place. Mais quelle place ? Le champ des significations. Le corps premier étant forclos, il ne peut en effet générer de significations.

                                                                                                  *

 

           Hors langage, il n'en reste pas moins que ce corps premier fait sentir sa présence à travers des sensations diffuses et confuses (les "multiplicités inconsistantes" d'Alain Badiou[8]. Plus plaisamment, ces sensations diffuses forment le fameux "ça vous gratouille ou ça vous chatouille" du bon docteur Knock. Des sensations diffuses, des douleurs, des ressentis de besoins, sensations diffuses et confuses en effet de ne pouvoir trouver leur source et leur signification dans l'unité substantielle d'un substrat corporel que le langage a expulsé hors de son champ.

         Ces sensations ne sont d'ailleurs pas seulement celles que l'on ressent mais aussi bien celles que l'on perçoit et reçoit d'autrui. Ainsi du visage d'un père ou d'une mère ou du son de leurs voix que l'enfant perçoit et reçoit quand ce parent se penche vers lui ou s'adresse à lui. En l'absence de tout substrat corporel auquel les référer, ces sensations forment un champ mouvant sans adresse précise, elles flottent, pourrait-on dire, dans l'espace partagé par l'enfant et ses proches. C'est ainsi qu'elles forment le lieu et le substrat des échanges qui les lient.

           Sauf situation anormale (enfants souffrant d'hospitalisme précoce, permanent et durable ; orphelins abandonnés dans des mouroirs d'état comme en Roumanie), ces sensations diffuses vont le plus généralement recevoir le secours d'une personne secourable (Knock !) qui va les inscrire dans une signification résiliante, les faisant ainsi passer au statut de "multiplicités consistantes" (pour à nouveau citer Badiou).

         Cette personne secourable reçoit le nom générique d'Autre, la majuscule à l'initiale visant d'une part à dépersonnaliser cet Autre (il est généralement le parent mais pas toujours) pour mieux en spécifier la fonction, visant d'autre part à le différencier de l'autre (avec minuscule à l'initiale) : le semblable, l'alter ego, le frère, le copain, etc. Se constituant comme lieu de mise en forme significative des sensations, l'Autre est ainsi la source des significations que découvre et reçoit le sujet. S'il est un domaine où la célèbre expression d'Arthur Rimbault, "Je est un autre" a toute sa signification, c'est bien dans cette expérience psychique de l'Autre que décrit la psychanalyse.

        Il faut toutefois faire attention au fait que si la personne dite « secourable » a bien en effet le plus souvent une fonction résiliante, elle peut aussi parfois être redoutable, méchante voire perverse. Ainsi de la célèbre Folcoche d'Hervé Bazin dans son Vipère au poing, une personne qui n'avait rien d'imaginaire, dont d'autres témoins attestant de sa cruauté. Une cruauté dont on ne sait si elle relevait d'une forme de folie ou d'une perversion pure et simple : c'est ainsi que balayant le sol d'une pièce, elle balayait du même mouvement de balai, et apparemment sans émotion ni sentiment, l'enfant de quelques mois qui rampait par terre !

         C'est ce lien des significations à l'Autre qui explique l'amour paradoxal dont, en tant que psychologue travaillant avec de jeunes enfants, j'ai souvent été le témoin[9]. Paradoxe d'un amour liant le sujet à un Autre destructeur du seul fait qu’il fournit un sens aux sensations dont il est la source perverse. Un lien qui explique aussi la difficulté réelle à se défaire d'un tel amour. La mise en forme pulsionnelle des sensations par l'Autre génère en effet une certaine forme automatique d'amour du seul fait que cet Autre mette ainsi en forme significative des sensations autrement inquiétantes de rester anarchiques car sans références ni signification et d’ainsi mettre sur la voie du corps forclos avec sa signification d’anéantissement du sujet. Mieux vaut un amour destructeur qu’un vide complet de l’être.

         Cette mise en forme du corps des sensations par l'Autre est précisément ce qu'on nomme une pulsion, ce passage d'un corps premier toujours évanoui à un corps retrouvé car mis en forme par la relation. C’est ainsi que se forme un corps pulsionnel qui, en conséquence, dépend toujours d'une relation à un Autre. Combien d'enfançons criaillant, en proie à ces sensations diffuses, se sont ainsi retrouvés avec un sein plus ou moins intempestif en bouche ! Combien de jeunes enfants aussi ont eu ainsi la joie de voir un visage ami se pencher vers eux, recevoir des chatouilleries et autres agacements qui les font rire de plaisir et répondre par des vagissements heureux aux paroles enjouées qu'on leur adresse.

          C'est cette même reprise du corps dans le langage qui, par ailleurs, va générer la curiosité scientifique et donner accès aux sciences du vivant, la biologie par exemple, appétit scientifique que Freud nomme « la pulsion de savoir » dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité (1924).

          Le corps pulsionnel est ainsi la mise en forme du corps des sensations par le langage.

      

          Les sensations diffuses étant l'effet du corps forclos, la mise en forme pulsionnelle de ces sensations engendre deux conséquences. D'une part, l'être total du corps premier étant forclos, ces pulsions ne peuvent donc qu'être partielles, opérant une découpe topologique du corps en grands ensembles corporels disjoints, comme écrit ci-dessus. D'autre part la mise en forme pulsionnelle du corps des sensations peut donner l'illusion de possibles retrouvailles avec ce corps perdu, l'être total premier, dont ces sensations sont le signe, un signe sans signifié et donc sans signification. Le corps forclos fournit ainsi leur visée aux pulsions. En incarnant un objet pulsionnel, le sujet peut donc dès lors penser donner consistance à ce corps forclos.

         Or, reprenons à nouveau, les pulsions trouvent leur origine dans le langage, lequel forclot ce corps premier. En conséquence, les pulsions partielles programment une visée dans le mouvement même où elles anéantissent cette visée. Les pulsions partielles sont ainsi toujours en échec, insatisfaisantes. Ce n'est que par le passage à la génitalité, le déport de la valence phallique sur les organes génitaux, que l'orgasme va pouvoir donner une satisfaction qui restant toutefois momentanée, est toujours à reprendre. On peut dire de la génitalité qu'elle subsume à l'enseigne de l'orgasme, l'ensemble des pulsions partielles. C’est ainsi que la fellation ou le cunnilingus sont une reprise de la pulsion orale dans la génitalité.

         Le sujet qui, en revanche, s'incarne dans un objet pulsionnel partiel en espérant rejoindre le corps forclos, se retrouve, ainsi que déjà écrit, dans la position d'une existence sur fond de non-être : étant de non-être, formule paradoxale au regard de l'ontologie classique, nous l'avons dit, qui est la formule exacte de la pulsion de mort. Repensons au film de Marco Ferreri, La grande bouffe (1973) qui illustre parfaitement ce lien de la pulsion de mort aux pulsions partielles, lien qu’on veut le plus souvent ignorer, ce qui n’a pas été sans conséquences sur le scandale généré par ce film.

 

         Pourquoi je trouve la "théorie" que j'essaye ici d'élaborer et proposer plus intéressante que la théorie classique exposée auparavant, avec laquelle elle n'est toutefois pas sans lien ?

       Dans la théorie classique, le sujet est sous la dépendance d'un Autre, le plus souvent incarné par la mère, ce qui ne va pas sans parfois une certaine misogynie de la psychanalyse. A entendre certaines théories, on a l'impression que les mères sont toujours coupables. Ce qui est aberrant. Sauf pathologie parentale, une mère, comme un père d'ailleurs, fait à l’ordinaire ce qu'elle peut avec ce qu'elle est et ce qu'elle a. On ne voit donc pas où serait la généralité d'une mauvaise mère sinon dans le fantasme du névrosé qui, dans sa recherche d’une satisfaction complète et permanente, en fait la coupable idéale de tous ses maux et insatisfactions.

        Dans l'optique que je propose ici, l'insatisfaction du lien à la mère (aussi bien d'ailleurs que l'insatisfaction du lien au père mais pour d'autres raisons et selon d'autres modalités) n'est que le résultat normal de l’échec interne propre aux mouvements pulsionnels, échec lié à la forclusion du corps premier. Un échec toujours programmé donc et, en conséquence, une insatisfaction généralisée sans agent responsable ni coupable.

         Dans cette optique toujours, la responsabilité du devenir des pulsions et du passage à la génitalité n'est pas sous la dépendance d'un Autre qui déterminerait ces devenirs mais est de la responsabilité du sujet qui, ainsi, se trouve promu dans sa classique dimension éthique. Dimension éthique qui le fait sujet en tant que tel.

 

         Mais reprenons une fois de plus, pour s'attacher plus en détail au destin du corps pulsionnel.            

                                                                                                      *

 

         Le corps pulsionnel est le support, la dynamique et la substance d'un sujet dit « de l'inconscient »

        Mais pourquoi inconscient ?

 

        Lieu d'échanges entre le corps et le langage, lieu d'insertion du langage dans le corps, le nouage pulsionnel du corps au langage se joue sur les zones d'échanges, celles qui font communiquer intérieur et extérieur, qui reçoivent de ces échanges leurs fonctions érogènes. Remarquons que c'est ce nouage pulsionnel du corps au langage qui motive la théorie chrétienne des péchés corporels : ainsi de la bouche et du péché de gourmandise. Théorie chrétienne des péchés qui vise, entre autres, la maîtrise des échanges aux orifices pulsionnels.

        De béances en remplissages, de contenants en contenus, le corps pulsionnel a ainsi la topologie (mathématique des formes) d'une bouteille de Klein. Une figure topologique impossible à  concevoir et représenter dans l'espace ordinaire (on en trouvera des représentations en tapant sur un moteur de recherche : bouteille de Klein, images).

                                          

         Dans une topologie en bouteille de Klein, le contenu et le contenant, l'extérieur et l'intérieur ne cessent en effet de se transformer continûment l'un dans l'autre quand dans la topologie ordinaire, contenu et contenant sont au contraire disjoints : qu'on songe à l'eau que contient une bouteille et qu'on songe à une bouteille vide.

         De par sa topologie kleinienne, le corps pulsionnel a ainsi la double caractéristique de produire des objets phalliques (doigts, pénis) et des contenants vaginaux (bouche, anus, vagin au sens anatomique). Ainsi est-il un corps hermaphrodite. C’est d’ailleurs cette topologie en bouteille de Klein du corps pulsionnel qui explique la bisexualité psychique.

        Une structure kleinienne du corps pulsionnel au cœur de nombreuses théories et pratiques socioculturelles. Ainsi de la théorie de l'âme chez saint Augustin : Dieu m'est à la fois extérieur et intérieur grâce au réceptacle qu'il trouve en mon âme. Ainsi encore des sculptures et rites des tribus sépik de Papouasie-Nouvelle Guinée[10]. Ainsi toujours des mythes amérindiens à propos desquels Lévi-Strauss ne manque pas d'évoquer leur structure en bouteille de Klein[11].

         Une topologie en bouteille de Klein ne pouvant accéder à sa représentation dans un espace euclidien ordinaire, le nôtre, le corps pulsionnel est immédiatement refoulé. C'est ainsi qu'il devient inconscient. Ce refoulement s'exerce lors du stade du miroir : expérience que fait, vers six mois, tout enfant qui rencontre son reflet dans un miroir et le découvre comme sien. Un miroir formant un plan à deux dimensions, l'image d'une bouteille de Klein ne peut donc s'y former. C'est ainsi que le corps pulsionnel est refoulé, l'apparence donnée par le reflet venant à la place où s'évanouit la bouteille de Klein et s'y superposant.

            Toutefois cette attribution du reflet à la personne propre n'est possible que pour autant qu'un adulte présent l'identifie à cette apparence : " Regarde, c'est toi ! " Or cette parole adulte va avoir un second effet : inscrivant cette apparence dans la logique binaire caractéristique de la conscience occidentale, elle va lui décerner une identité assignée à cette apparence.

                                                                                                       *

 

          La logique binaire a été créée aux VIIe et VIe siècles avant Jésus Christ par Xénophane de Colophon et Parménide d'Elée.

          Ce dernier a explicitement caractérisé les trois axiomes qui la structurent : principe d'identité (un objet n'est toujours et à jamais que lui-même. Je suis moi), principe de non-contradiction (un homme n'est pas une femme, un humain n'est pas un animal, un vivant n'est pas un mort) et principe du tiers exclu. On nomme "tiers" (ou catégorie tierce) une catégorie rassemblant les caractéristiques de deux autres catégories : ainsi, dans la mythologie grecque, des centaures, hommes et chevaux à la fois ; ainsi encore des hermaphrodites, hommes et femmes à la fois ; ainsi enfin des fantômes, zombies, vampires et autres mort-vivants.

         Dans les mythologies, ces tiers sont nécessairement inclus, de sorte que les mythologies décrivent des univers continus où l'on peut glisser d'une catégorie à l'autre. Ainsi de Narcisse, homme devenu cette plante qui, depuis, porte son nom.

         En logique binaire en revanche, les tiers sont, au contraire, radicalement exclus, forclos du champ couvert par le langage logique. Exit donc centaures et autre minotaure, fantômes et hermaphrodites. L’univers logique est un univers discontinu. C’est au titre des discontinuités ainsi générées que se sont mises en place les taxinomies scientifiques.

           

         Faisons une parenthèse.

        Il est tout à fait remarquable que lorsqu'on lit le début du fragment B. I de Parménide avec l'œil du psychanalyste, mais cette lecture fait hurler les exégètes classiques (et on soupçonne quelque refoulement dans ces hurlements), on y découvre une scénographie entièrement sexuelle : juments et non chevaux (avec un jeu sur les mots, le déterminant féminin, taï, caractérisant ces équidés comme juments ne venant qu'après le substantif qui pourrait aussi bien désigner des étalons : 'ippos), juments qui emporte un jeune homme aussi loin que son désir le porte, lequel, jeune homme, est défini comme kouros (jeune homme en position féminine dans l'éducation homosexuelle grecque[12]), char aux essieux brûlant grinçant dans les moyeux,  jeunes filles ouvrant des portes qui ne tournent sur leurs gonds que si elles sont convenablement caressées, portes ressemblant aux grandes lèvres d'un vagin, immense demeure vaginale enfin où une déesse, maîtresse de Vérité, accueille le kouros pour lui enseigner les canons de la logique classique. Une logique classique dont on soupçonne dès lors, qu'à travers les valeurs du « ce qui est », les seules qu'elle admet, elle ne spécifie que le phallus. Lien de la logique au phallus qui, cette fois, fait hurler les logiciens !

        L'irruption de cette logique binaire a renvoyé les mythes aux fables, contes et légendes pour veillées, voire au mensonge (la mythomanie) : «  Xénophane (de Colophon), un esprit modeste et le censeur des mensonges fabriqués par la gent homérique (...) Il ne chantera pas les combats des Titans, la lutte des géants (affrontant les centaures), pures fictions forgées dans les temps reculés »[13]

       Avec Parménide, plus retors que Xénophane et sa stratégie frontale, on entre en logique par le biais faussement anodin d'un mythe orphique, mais une fois installée au cœur de ce mythe, la logique va le faire éclater de l'intérieur. Quand on sort du poème, il ne reste des mythes que cendres et ruines.

       Or, anéantissant ainsi la structure même des mythes et balayant en conséquence tous les mythes, la création de cette logique, véritable raz-de-marée intellectuel (sans elle, pas de Socrate, Platon ou Aristote), est le socle originel sur lequel s'est édifiée la pensée occidentale dans sa spécificité. Aucune autre culture n'a, à ma connaissance, produit une telle rupture[14].

       L'acte de rupture de la logique binaire d'avec les théories mythiques traditionnelles s'est précisément fait sur l'exclusion des tiers. La logique est ainsi devenu le canon (kanon : "règle" en grec), l'armature et l'idéal de la pensée occidentale, dès lors du moins qu'elle prétend se tenir en raison. Qui plus est, de par les raisonnements mathématiques auxquels elle a donné jour, cette logique est aussi devenue le canon, la structure et l'idéal de toute pensée consciente. Une démonstration mathématique se déroulant en effet sans prémisses cachées, sans arguments celés, sans restes dissimulés, rassemblant et exposant ainsi à ciel ouvert tous ses moments, cette démonstration mathématique a ainsi fourni le modèle idéal d'une conscience idéale.

         A mon sens, la logique binaire est l'instance même du refoulement comme l'atteste son édification constante contre des paradoxes qu'elle ne manque cependant pas de générer (ainsi du célèbre paradoxe du menteur), qui ouvrent la porte au retour du refoulé : « C'est la logique qui fait ici office d'ombilic du sujet, et la logique en tant qu'elle n'est nullement logique liée aux contingences d'une grammaire (...) Elle est incontestablement la conséquences strictement déterminée d'une tentative de suturer le sujet de la science, et le dernier théorème de Gödel[15] montre qu'elle y échoue, ce qui veut dire que le sujet en question reste le corrélat de la science, mais un corrélat antinomique puisque la science s'avère définie par la non-issue de l'effort pour le suturer. »[16]

        Si en effet, le refoulement est souvent mis au compte, tout particulièrement par les lacaniens, du langage, je ne vois pour ma part, dans le langage, aucun opérateur de refoulement. Bien plutôt, et les mythes en témoignent avec leurs cortèges d’incestes, castrations, dévorations cannibaliques, le langage est-il l’instance d’un « dé-foulement »

      C’est bien pourquoi il me semble que ne doivent pas être confondus la forclusion du corps premier opéré par un langage producteur de pulsions d’avec le refoulement, au titre de la logique binaire, de représentations représentant ces pulsions. Refoulement et retour du refoulé opéré d’un même mouvement par la chasse aux paradoxes[17] que cette même logique génère cependant incessamment.

 

                                                                                               *

                                                              

          Ainsi, du fait de sa structure hermaphrodite le caractérisant comme catégorie tierce, du fait d'échapper à la prise dans le miroir puisqu'une une topologie en bouteille de Klein ne peut s'y représenter, du fait d'être exclu d'une conscience fondée sur des tiers exclus, le corps pulsionnel est entièrement refoulé.

         A sa place vient l'apparence physique, apparence physique à laquelle est assignée, socialement et sur un mode logique binaire qui est la norme socialisée des pensées conscientes, à laquelle donc assignée une identité figée, pérenne et immuable au titre des trois principes structurant la logique binaire. Du fait de cette assignation sociale de l'identité à l'apparence physique, l'identité de genre consciente s'attache à la forme anatomique, laquelle devient ainsi le signe et le symbole sociaux de cette identité consciente.

           Cette assignation de l’identité au reflet entraîne la formation d’une identité consciente du genre. Si mon apparence me lègue un pénis, je suis donc un homme. Si mon apparence me lègue une absence de pénis, je suis donc une femme[18]. C'est dans ce refoulement, dans cette dialectique de l'avoir ou ne l'avoir pas, que se forme la référence à l'unique phallus qui est donc ainsi l'effet du refoulement engendré par la conjonction de l'apparence au miroir et de la logique binaire. Mais dès lors, c’est l’autre pôle de la bivalence sexuelle du corps pulsionnel qui, ainsi refoulé, ne va pas manquer de revendiquer son existence grâce à la formation de symptômes.

          Remarquons au passage que cette identité sociale, pérenne, immuable, figée, explique les problèmes d'identité légale que subissent les transsexuels (définition du sexe sur le passeport, par exemple). Ce n'est pas une fatalité. J'ai vécu dans un pays, la Polynésie, où les transsexuels sont une institution ancienne, sont parfaitement intégrés et respectés, où leur statut ne pose de problème que confronté à l'administration française et à son immuable état civil. Qui d'ailleurs pose d'autres problèmes dans cette société où le sujet est normalement censé changer de nom au fur et à mesure que, sa vie s'avançant, son identité évolue grâce aux actes que le sujet déploie, qui la forgent et dont ses noms successifs sont l'emblème.

         Dès lors, le sujet se trouve clivé entre son identité consciente et la partie refoulée de son corps pulsionnel. Or c'est sur ce corps pulsionnel, sur la dialectique du vagin et du phallus, que s'édifient les symptômes auxquels nous avons affaire en psychanalyse. Avec ces symptômes, le corps pulsionnel revient ainsi sur le devant de la scène.

       Confère les vignettes cliniques ci-dessous.

 

 

                                                                                                    III

                                                                                              Clinique

 

1) Un lapsus sur la voie de la pulsion anale :

     Ce cas ne relève pas d’une séance d’analyse mais de l’analyse que l’on m’avait demandée d’un document vidéo présenté lors d’un colloque consacré aux élèves en difficultés scolaires[19].

     Le document video présente deux jeunes élèves en difficultés scolaire, une fillette et un garçon, auxquels la rééducatrice propose un même exercice : construire une voiture en lego.

     Le garçon, voulant évoquer le pot d’échappement de la voiture, dira : « Le pot d’attachement », lapsus typique d’une irruption de la pulsion anale. L’ensemble du document montrait que cet enfant se structurait sur un mode obsessionnel. Il en montrait tous les symptômes. Ceci n’était pas sans expliquer le mode particulier, séquentiel, de traitement de l’exercice qu’il effectuait et en particulier l’appel à un découpage algorithmique, arithmétique et temporel, des étapes nécessaires à la réalisation de la voiture sans cependant en avoir une vision globale.

      La fillette, elle, se structurait sur un mode hystérique ayant pour symptômes une inhibition corporelle et des difficultés de coordination motrice dans la construction de la voiture. Elle avait une vision globale de la figure à réaliser mais ne parvenait pas à en joindre les diverses parties.

 

2) De l'identification du pénis au phallus et du corps au vagin (vagin s'entendant, ici, comme terme générique pour toutes les béances corporelles) :

     Ce jeune adulte hétérosexuel, solitaire et timoré (il se décrit d'une petite voix enfantine comme un gentil garçon ne s'opposant jamais : il s'écrase, selon son expression, face à tout conflit), ce jeune homme donc souffre d'une phobie des contacts sociaux qu'il fuit comme la peste, craignant des agressions toujours possibles selon lui. Cette phobie le gène considérablement dans sa réalisation professionnelle : il est fonctionnaire dans un service d'accueil au public et son attitude abrupte, manifestation d'un rejet défensif, envers les personnes venant à l'accueil, lui a déjà valu quelques problèmes et des remontrances de sa hiérarchie. Par ailleurs il a rompu, sans très bien savoir pourquoi, tout contact d'avec sa famille.

      Comme je l'interroge sur la première peur de cet ordre dont il a le souvenir, il me décrit la scène suivante : jeune enfant, il s'est trouvé dans un urinoir public à uriner à côté de son grand-père. Lequel s'est tourné vers lui, avec un sourire où il voit l'expression d'un plaisir pervers, pour lui montrer son pénis. Ce sexe adulte, grosse chose vivante veinée d'épaisses veines bleues, le souvenir s'en est inscrit, très vif, dans sa mémoire, lui a semblé comme un animal monstrueux ayant une vie autonome, indépendante de son porteur. Il en a ressenti un dégoût qui lui a serré la gorge. Il met en rapport ce souvenir, ce dégoût et ce serrement de la gorge avec l'impulsion qui le porterait, s'il ne s'en empêchait, à procurer des fellations à d'autres hommes. A la place de quoi, il est en proie à un tabagisme forcené, association entre fellation et tabagisme qui est de son fait.

       Je lui demande s'il est certain que le sourire de son grand-père était l'expression d'une séduction perverse. Il réfléchit puis concède que cela aurait pu être l'expression d'une tentative d’amorce de complicité masculine. La scène inaugurale va ainsi changer radicalement de sens : au lieu d'être vécue comme la manifestation d'une agression sexuelle, il va désormais y voir une sorte de rite initiatique : un legs de virilité. La fellation rituelle est d’ailleurs dans certaines cultures, ainsi chez les Sépik ou chez les Aborigènes australiens, un rite initiatique fréquent visant à arracher le jeune garçon à l'univers des mères, en lui faisant ingérer un lait paternel, le sperme, à la place du lait maternel.

        Dès lors, c'est sa propre attitude qu'il va interroger, vivant tout à coup dans son désir de fellation comme étant l'expression d'une intense agressivité orale à l'encontre d'un pénis qu'il voudrait couper à coups de dents et peut-être, se demande-t-il, ingérer. 

       Il va s'en suivre un changement de comportements. Au fait désormais de sa propre agressivité, laquelle motivait sa crainte d’être agressé, il va désormais accueillir amicalement les personnes se présentant à son service, ne va plus craindre la foule, va pouvoir nouer des amitiés et renouer avec sa famille. Par ailleurs, après quelques fantaisies homosexuelles lui permettant enfin d'accomplir ses fantasmes de fellations, expériences qui lui sembleront quelque peu décevantes au regard de la jouissance pulsionnelle qu'il leur supposait, la visée d’un être total, il entreprendra de se sevrer de son tabagisme.

 

          On voit ici plusieurs moments en rapport avec ce que j'écris ci-dessus du corps pulsionnel.

          D'une part et à travers les dédales conjugués des complexes d'Œdipe et de castration, on voit comment s’opère le dépôt de la valence phallique sur le pénis lors de la scène de l'urinoir, ce dépôt se faisant au titre d'une supposée séduction sexuelle traumatique de type paternel (le grand-père servant de masque à une proximité autrement plus traumatisante avec le père).

        D'autre part, on voit à l’œuvre la bivalence sexuelle du corps pulsionnel qui détermine les fantasmes de fellation et leurs passages à l'acte. Une bivalence sexuelle donnant au pénis sa valence phallique tout en faisant de la bouche un contenant vaginal. Lequel contenant vaginal détermine chez ce sujet une position féminine qu'il traduit par un symptôme comportemental : son attitude timorée, expression défensive de sa peur face à son désir d'être pénétré par cette chose monstrueuse qu'est le phallus découvert lors de la scène de l'urinoir.

        Le tabagisme enfin comme symptôme venant sur le bord érogène que forme la bouche, symptôme qui a ainsi sa classique fonction d'expression de la bivalence sexuelle du corps pulsionnel et de défense contre sa représentation : la cigarette jouant le rôle d'un objet phallique dans le temps même où elle pare à cette représentation phallique en déplaçant sa valence du pénis à la cigarette.

        Enfin l'interrogation où je le mets sur le sens de la scène de l'urinoir, qui détermine son changement de position éthique : de victime passive, il devient acteur de son histoire, les fantasmes de fellation ayant désormais le sens non plus d'une séduction sexuelle imposée mais d'une attitude volontairement agressive, autorisant maintenant une identification masculine par une absorption de l'objet oral phallique qui le place dans le registre de l'avoir.

                

       Mais on le remarquera : ce corps pulsionnel n'est pas le corps du sujet puisque ce corps pulsionnel se structure dans la relation du pénis (grand-) paternel à la bouche de l'enfant et que c'est bien de cet échange qu'il tire sa double valence sexuelle : phallique et vaginale à la fois. C’est dans cette relation liant indissociablement un contenant vaginal à un contenu phallique que ce corps pulsionnel se structure sur le mode d’une bouteille de Klein.

         Le concept de « sujet », de sujet de l’inconscient en particulier, est devenu aujourd’hui une tarte à la crème des discours psychologiques. D’autant plus employé qu’il est rarement défini, ce sujet est généralement confondu avec la personne et avec l’individu[20]. Or ce sujet ayant pour substrat et dynamique la relation pulsionnelle liant l’individu à l’Autre, il ne me paraît pas évident qu’on puisse, selon une pente qui est celle de la philosophie de la conscience, le verser au registre de l’individu ou de la personne.

 

3) Topologie en bouteille de Klein du corps pulsionnel dans un symptôme anorexique :

              

       Cette patiente de structure hystérique, est dans une phase d'anorexie qui devient si préoccupante que la question d'une hospitalisation se pose. Par ailleurs, elle n'a aucune relation sexuelle.

      En séance, elle me déclare ceci : " Je ne mange rien (pulsion orale). Je deviens un vrai squelette (image de la pulsion de mort déchaînée sur l'envers de la pulsion orale)."

       Un temps de silence, puis elle reprend : " Quand je me regarde dans une glace (stade du miroir), je vois que j'ai une bouche amère " Elle esquisse alors un geste désignant les deux rides qui encadrent sa bouche, qui en effet lui donnent une expression amère, mais je lève brusquement la séance.

       Revenue deux jours plus tard, elle me dit qu'elle s'est remise à manger sitôt la séance terminée mais qu'au moment où j'ai interrompu la séance, elle a eu alors l'image terrifiante de la bouche de sa mère collée à la sienne. L'interruption de la séance a en effet fait basculer "bouche amère" à « bouche à mère », révélant le fantasme inconscient qu'elle supportait et la pulsion qui l'animait.

     

        La séance s'analyse ainsi :

        L'image fantasmée inconsciente qu'elle porte, est celle d'un succube (démon femelle qui hante le corps des vivants. Même étymologie que concubine !), succube maternelle dont le corps imprègne le sien, s'y attachant par la bouche. C'est afin de faire mourir de faim ce double démoniaque qu'elle a cessé de se nourrir, la nourriture ayant la valence phallique d'une substance apte à faire consister le démon en le remplissant. Lequel, immédiatement  et en conséquence, donne à son corps la valeur d'un immense vagin à orifice buccal.

        Le temps de silence entre les deux moments de la séance préside à une bascule vers le stade du miroir. Il a ainsi la fonction d'un refoulement du fantasme inconscient par déport sur l'image consciente du corps : les rides encadrant sa bouche. C'est précisément cette tentative de refoulement qui est interrompue par l'arrêt de la séance. Le refoulement étant ainsi empêché, le fantasme inconscient surgit à la conscience. Ce qui a pour effet de renvoyer le succube à son destin de fumée immédiatement dispersée, évanouie.

         Des conséquences à plus long terme vont se faire sentir. D'une part, il n'y aura plus jamais de crises d'anorexie. D'autre part, elle va s'inscrire à des activités collectives dans l'espoir plus ou moins implicite d'y faire des rencontres pouvant déboucher sur des liaisons amoureuses.

        La topologie en bouteille de Klein de ce corps pulsionnel se joue entre nourriture à valence phallique et bouche à valence vaginale. L’intériorisation du « ne rien manger » se transportant dans l’apparence extérieure d’un corps décharné.

        C’est très souvent d’ailleurs que, dans les anorexies les plus gravissimes, qui mettent en jeu la vie même du sujet, cette continuité kleinienne de l’extérieur nourricier impur se transportant à l’intérieur du corps dans le « ne rien manger » pour ressurgir à l’extérieur dans l’apparence du corps fournit son motif à l’observation obsessionnelle voire maniaque (ce qui n’est pas le cas ici, ma patiente se désole bien plutôt de son apparence squelettique) dont les anorexiques font montre envers un corps jamais assez décharné de viser l’idéal d’un corps évanoui s’équivalant, sur cette voie de la pulsion de mort, au corps forclos qui est la visée ultime de cette pulsion de mort.

                 

4) Topologie en bouteille de Klein du corps pulsionnel dans un symptôme d'hyperphagie (Hyperphagie : tendance à trop manger) :

 

          Cette patiente est en analyse pour un problème d'obésité due à une hyperphagie constante que scandent d'irrépressibles crises de boulimie au cours desquelles, me dit-elle, elle est capable d'engloutir le contenu entier de son réfrigérateur.

         En séance, associant sa dévoration à une sensation de manque intérieur, elle en vient à dire : « Je manque dedans » J'interromps immédiatement la séance.

        La séance suivante, elle me dira : « Quand vous avez arrêté la séance, je me suis entendu dire : « Je manque de dents » Puis elle décrira le rêve qu'elle a fait la nuit suivant la séance : « Je suis devant mon réfrigérateur auquel je suis relié par un long cordon. La porte du réfrigérateur s'ouvre, à l'intérieur, je vois une tête de mort »

 

        Les deux séances s'analysent ainsi.

        Le symptôme se joue sur l'orifice buccal.

       Dans la première séance, elle est en train de décrire une sensation de vide au cœur de son être. Un vide qui fait de son corps une forme vaginale. Laquelle donne à la nourriture sa valence phallique : autrement dit sa supposée capacité à emplir, combler et boucher ce vide. L'interruption de la séance sur « je manque dedans », le transformant en « je manque de dents » lui donne alors les instruments d'un sadisme oral (les dents) nécessaire à couper la sorte de cordon ombilical qui la relie à son réfrigérateur. Ce qui lui permettra d'engager, avec des fortunes diverses[21], un régime et de perdre du poids.

       Qu'elle voit une tête de mort dans son réfrigérateur est l'expression du lien classique des pulsions partielles à la pulsion de mort.

 

      La topologie en bouteille de Klein de ce corps pulsionnel se joue sur la sorte de cordon ombilical reliant son corps à son réfrigérateur, qui transporte le contenu extérieur du réfrigérateur à l'intérieur de son corps propre pour le transformer immédiatement dans la substance extérieure de son corps : sa graisse pour parler clairement.

                                                                                                *

                                                              *

Pour terminer, laissons la parole à l’abbé de Choisy, abbé certes … mais grande coquette devant l’Eternel, qui vivait travesti en femme. Recevant sa maîtresse, il explique dans ses Mémoires : « Quand elle était entrée dans le cabinet, je lui mettais une perruque afin de m’imaginer que c’était un garçon ; elle n’avait pas de peine, de son côté, à s’imaginer que j’étais une femme ; ainsi tous deux contents, nous avions bien du plaisir. »

S’il le dit, nous pouvons le croire : grande coquette certes … mais abbé.

                                                                                                                                                                                 Eric DROUET. Septembre - novembre 2015

 

                                                                                 Annexes

                                                                                     I

Dans les séances ci-dessus, on trouve des exemples de ces interruptions brusques de séances que Lacan nommait « scansion des séances », une pratique dont il est à l’origine.

Ces séances dites « courtes » (elles peuvent en réalité durer très longtemps, le temps que se présente le motif de l’interruption) ont fait scandale pour les tenants de séances figées en un temps toujours identique. Ceux-ci ont fait valoir que des séances scandées ouvraient la voie aux caprices de l’analyste, à des motivations personnelles et qu’elles étaient ainsi contraire à une socialisation de la loi, loi valant aussi bien pour l’analyste que pour son patient, qui protégerait ainsi l’analysant du caprice de l’analyste, autrement dit de la toute-puissance qu’il s’arrogerait.

Je ne prétends pas qu’il n’y a jamais eu d’abus.

 

Je voudrais toutefois faire à ce sujet quelques remarques.

Les pulsions ne se présentent jamais qu’à travers des représentations (en l’occurrence : « amère », « dedans »). C’est un point sur lequel Freud a toujours insisté. Cette poussée des pulsions vers leur représentation est aussi constante que la poussée pulsionnelle qui ne cesse jamais comme ne cesse jamais le langage qui est à leur origine et qui leur fournit les moyens langagiers de leurs représentations.

Or il est impossible de savoir à l’avance quand la représentation représentative d’une pulsion va faire irruption sur la scène du langage, la seule sur laquelle puisse intervenir l’analyste.

En conséquence de quoi, le temps des séances est structuré, dans l’analyse des pulsions, qui est autre que l’analyse des fantasmes, sur le surgissement de telles représentations. Qui ne dépendent évidemment pas du temps mécanique, non subjectif donc, des horloges, ni ne se règlent sur lui. C’est une aberration intellectuelle que de croire que le temps de l’inconscient se calquerait sur un pur automatisme mécanique horloger ou dépendrait de ce dernier. Cela n’a aucun sens.

Bien au contraire, la scansion des séances en fonction du surgissement de représentations représentatives des pulsions permet de structurer l’ensemble de la scène analytique sur le modèle de la structuration inconsciente du patient. Ce qui n’est pas sans effets sur le transfert que l’analysant fait sur son analyste. C’est ainsi que dans le cas de l’anorexie décrit ci-dessus, le transfert, dans un premier temps plutôt négatif à mon encontre, a pris une tournure plus positive après les résultats obtenus grâce à la scansion de sa séance.

Bien entendu, ces scansions ne valent que pour l’analyse des pulsions. Grâce aux scansions, celles-ci passent en effet aux niveaux des fantasmes (en l’occurrence « amère » est remplacé par « à mère » et « dedans » par « de dents »). Si les pulsions ont un effet morbide, voire mortifère au titre de la pulsion de mort, du fait de leur emprise sur le corps, cet effet morbide ne se fait plus sentir dès lorsqu’elles passent au fantasme, pure scène imaginaire sans prise sur ce corps. Dans l’analyse de fantasmes qui nécessitent la durée de leur exposition, autrement dit que soit parcouru le trépied œdipien (identification au phallus, identification à la mère, identification au père) soutenant le fantasme du patient, aucune scansion n’est requise mais bien plutôt une interprétation (confère la vignette clinique N°. 2).

Il est à remarquer, comme le soulignait Gérard Pommier dans le cours consacré à l’enseignement de la psychanalyse qu’il tenait au département de psychanalyse de l’Université Paris VIII dans les années 1985, qu’une interprétation obéit en effet à une règle d’où elle tire son efficace. Laisser le patient dérouler son fantasme sur le versant conscient où il se tient, ce qui prend un certain temps étalé souvent sur de nombreuses séances qu’il n’est pas alors nécessaire de scander, pour l’interpréter sur le versant inconscient laissé dans l’ombre.

C’est ainsi que si un patient déroule son fantasme sur son versant paternel, l’interprétation se fera sur le versant maternel que masque le versant paternel. Ainsi dans un fantasme de fellation, le sperme paternel et le pénis peuvent-il être interprétés dans les termes d’un lait et d’un sein maternels.

Le fantasme a en effet la structure topologique d’une bande de Moebius, ce ruban qui, au contraire d’un bracelet classique fait de deux faces bien séparées, met en continuité, grâce à la demi-torsion opérée avant d’en joindre les extrémités, ses deux faces et ses deux côtés de sorte qu’ils ne forment qu’une seule face et qu’un seul côté (on en trouvera une remarquable illustration, qui explique d’ailleurs son lien à la bouteille de Klein, en suivant le lien suivant vers le site d’Yvan Moka : http://www.maths-et-tiques.fr/

Si dans la présentation de son fantasme, le patient ne parcoure en effet inlassablement qu’un seul côté d’un classique bracelet, l’interprétation le met, au contraire, en présence de la structure moebienne, autrement dit, œdipienne, de son fantasme.

 

                                                                                               II

 

Ce qui suit est un extrait légèrement modifié, consacré à la théorie rousseauiste du bon sauvage, extrait tiré du livre que j’écris sur la mort de James Cook, qui aura pour titre L’enthousiaste.

Le fantasme de Rousseau est en effet de revenir au corps premier d’avant le langage, ce qui ne va pas sans promouvoir un fantasme incestueux sur la voie qu’il privilégie de la pulsion orale. C’est pourquoi il ne m’a pas semblé impropre à suivre les développements ci-dessus

                                                                                                  *

         Censé vivre débonnairement d’amours et d’eau fraîche dans une nature enchanteresse qui, lui offrant à profusion tous les moyens de sa subsistance, rassasiait immédiatement le moindre de ses besoins, le sauvage était supposé bon d’être naturellement pacifique puisque, tout lui étant offert d’avance et à profusion par une nature prévenante, rien jamais ne lui manquait qu’il aurait autrement du razzier chez un voisin avec lequel il n’avait plus dès lors motif de querelles, de conflits ou de guerres. Aussi imaginaire que son habitant, c’était la bonne nature qui faisait le bon sauvage.

        Aussi sous ce nom de nature, fallait-il entendre le fantasme d’une parfaite et immédiate adéquation entre le besoin et sa satisfaction. Ai-je faim ? Un arbre se penche vers moi, qui me tend ses fruits. Ai-je soif ? Un ruisseau d’eau limpide courre à mes pieds, qui me désaltère. Entre mon besoin et sa satisfaction, nul délai temporel, nul écart spatial, tout le nécessaire est là, qui m’environne, à disposition.

       Aussi fictif que son habitant, c’était la bonne nature qui faisait le bon sauvage.

 

        Mettant ainsi ses produits à disposition immédiate de chacun, satisfaisant tout besoin avant même qu’il fût ressenti, rendant en conséquence inutile toute privatisation des moyens de subsistance, cette générosité naturelle instituait une sorte de communisme naturaliste que décrit a contrario Rousseau lorsque, prenant acte du mouvement anglais des enclosures[1], il écrit : « Le premier, qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire « ceci est à moi » et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant les fossés, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. »

 

       Un communisme politico-économique donc, mais un communisme sexuel aussi bien !

      Confère l’inénarrable Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot, autre chantre du bon sauvage, et ce discours mis dans la bouche d’un sage Tahitien reprochant amèrement à Bougainville d’avoir perverti par ses mœurs occidentales le communisme tahitien : « Ici tout est à tous ; et tu nous a prêché je ne sais quelle distinction du « tien » et du « mien » Nos filles et nos femmes nous sont communes (…) »[2]

      Un communisme sexuel dont l’incongruité ne manque pas de surprendre la raison quand bien même elle réjouirait l’ironie libertine. On ne voit pas en effet pourquoi un communisme économique aurait nécessairement pour corollaire, ou cause, ou conséquence, la mise en communauté sexuelle des hommes et des femmes[3].

      Un communisme sexuel qui n’était pas sans avoir l’inceste pour conséquence. Ce qui n’était guère pour effrayer un Diderot : « L’Aumônier : Un père peut-il coucher avec sa fille, une mère avec son fils, un frère avec sa sœur, un mari avec la femme d’un autre ? Orou : Pourquoi non ? »[4]

 

      Or si dans ces utopies, le communisme politique a si souvent pour corollaire un communisme sexuel, c’est qu’il s’agit là d’un seul et même fantasme, celui d’un monde sans manque ni frustration où tout est à disposition immédiate de chacun. Fantasme d’une nature qui, dans l’immédiate et complète satisfaction qu’elle offre, relève du classique fantasme incestueux du bon sein : immense mamelle sans limite temporelle ou spatiale, en permanence offerte à la tétée.

 

      Satisfaction complète et immédiate, monde sans manque donc sans besoin, en conséquence sans demande ni désir, qui, ne générant aucune relation, ne produit aucun sujet mais seulement la jouissance d’un corps imbécile uni à la mamelle dans une tétée sans fin ni écart : « (…) il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner (…) Son imagination ne lui peint rien, son cœur ne lui demande rien. Ses modiques besoins se trouvent si aisément sous la main, et il est si loin du degré de connaissances nécessaires pour désirer d’en acquérir de plus grandes qu’il ne peut avoir ni prévoyance, ni curiosité (…) son âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir (…) Telle fut la condition de l’homme naissant ; telle fut la vie d’un animal borné d’abord aux pure sensations. »[5]

      Jouissance d’un corps sans sujet, purement animal car réduit à sa seule dimension biologique, laquelle n’introduit en effet entre la vie de l’animal et celle de l’homme aucune différence.

 

[1] Au XVIe siècle anglais, mouvement d’appropriation privée, par des clôtures, de champs auparavant communautaire où se déployait une agriculture coopérative qui permettait aux plus pauvres de trouver des ressources.

[2] Diderot, Supplément au voyage de Bougainville.

[3] On peut qu’être frappé par la permanence du thème du communisme sexuel dans les utopies sociétales. Ainsi de l’effrayante cité idéale de Platon : « Les femmes de nos guerriers seront toutes communes à tous : aucune d’elles n’habitera en particulier avec aucun d’eux ; de même les enfants seront communs, et les parents ne connaîtront pas leurs enfants ni ceux-ci leurs parents. » (Platon, La République, Livre V). C’est qu’il s’agit ainsi de préserver l’unité communautaire par l’éradication de toute individualité grâce à l’interdit porté sur un objet d’amour individuellement distingué, dont l’élection spécifique soutiendrait la singularité d’un désir en conséquence  individualisé. La société se morcellerait, nous dit en effet Platon, si ses gardiens : « habitant séparément, tiraient dans leurs maisons respectives tout ce dont ils pourraient s’assurer la possession pour eux seuls ; et si, ayant femme et enfants différents, ils se créaient des jouissances et des peines personnelles » Or si les parents ne reconnaissent pas leurs enfants, rien n’inhibe plus leurs relations sexuelles. Le communisme sexuel est ainsi un fantasme incestueux généralisé.

[4] Diderot, Supplément … 

[5] Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

     

 

                                                                                                                                                                  

 

 

 

[1] Terme d’origine juridique transposé dans le langage analytique par Jacques Lacan, la forclusion est l’impossibilité pour une représentation de se constituer dans un champ cognitif donné ou d’en être radicalement exclu de sorte qu’elle y est impossible et donc impensable. Ainsi des tiers exclus de la logique binaire classique (cf. seconde partie). La forclusion ne doit pas être confondue avec le refoulement constitutif de l’inconscient, refoulement qui laisse la représentation refoulée agir dans le dessous d’une conscience qu’elle peut troubler au titre des symptômes que cette représentation refoulée produit pour s’en faire entendre.

[2] Le voile puritain mis, par les naturistes, sur la pulsion scopique (pulsion de voir) au titre d’une nature qui n’a, évidemment rien à … y voir, m’a toujours doucement fait rigoler. Dans ces lieux naturistes, on ne voit jamais en effet un seul aveugle réel ! S’il s’agissait réellement de nature (vivre libre en communion avec la nature selon l’idéologie pseudo rousseauiste des naturistes), il n’y aurait aucune raison de n’y jamais rencontrer d’aveugles !

[3] En effet, le mathématicien René Thom indique que : « (…) on peut admettre pour des raisons fonctionnelles évidentes, que la dynamique de nos activités mentales admet un assez grand nombre d’intégrales premières (approximatives au moins) : la représentation de l’espace extérieur, les qualités sensorielles … ; nous pouvons donc former des idées, des structures dynamiques attracteurs (ces attracteurs seraient ainsi les découpes corporelles opérées par les pulsions. E. D.) (…) Mais si nous voulons « exprimer » cette idée, nous sommes obligés de « déplier » cette singularité, d’en effectuer une suite de sections locales de dimension quatre au plus, par une sorte de réalisation spatio-temporelle locale (…) pour qu’un ensemble puisse être perçu globalement comme une forme, une « Gestalt », il faut que ses divers éléments aⁱ ne cessent pas d’exister individuellement dans le champ perceptif global, or ceci exige que leurs représentants dynamiques (…) aient des supports spatialement disjoints (…) D’après la « règle des phases de Gibbs, il peut y avoir ainsi au plus quatre systèmes indépendants en équilibre (…) » (Thom R., Modèles mathématiques de la morphogenèse, Paris, Bourgeois éditeur, 1980, p. 212). La règle des phases de Gibbs ne vaut que dans un espace tridimensionnel qui est l’expérience ordinaire du corps. Si je suis convaincu que les pulsions sont des entités topologiques, mes très maigres compétences mathématiques m’interdisent toutefois de donner, au-delà de l’intuition que j’en ai, sans doute par une démarche analogique, sur ce passage de Thom un commentaire avisé.

[4] Ainsi des vocalises, du chant et de la musique qui sont des sublimations de la pulsion vocale.

[5] Qui constitue le corps entier dans son apparence comme objet phallique en jeu dans l’exhibitionnisme ou le voyeurisme.

[6] Rappelons qu’étymologiquement le martyr est le témoin.

[7] Ontologie : théorie de l’être et de l’étant. L’étant désigne chaque existence individuelle. Dans l’ontologie classique, l’étant se forme sur le fond général de l’être auquel il est indissociablement intégré. Or cet être étant forclos du champ du langage, ce qui le dénote comme non-être, il est ainsi de l’ordre d’une représentation de la mort. C’est parce que n’existent dans l’inconscient que des représentations représentant les pulsions que, ainsi que l’indiquait Freud, les angoisses de mort sont une des formes des angoisses de castration.

[8] Badiou A., L’être et ‘évènement, Paris, Seuil, 1988. Il ne serait pas absurde, me semble-t-il, de référer ces « multiplicités inconsistantes » aux phénomènes engendrés par une schizophrénie.

[9] De ce lien témoigne le tristement célèbre syndrome de Stockholm, amour paradoxal qu’ont éprouvé, lors d’une attaque de banque, des otages pour ceux qui les avaient pris en otage. Le syndrome de Stockholm s’explique plus généralement par le fait que des voyous peuvent donner sens à la situation traumatique insensée que vivent leurs victimes.

[10] Cf. l’ouvrage collectif : Qu'est-ce qu'un corps ?, Paris, Musée du quai Branly-Flammarion, 2006, p. 83-147. Cf. aussi l'exposition actuelle, novembre 2015, d'objets sépik au musée du quai Branly. Exposition qui, toutefois, fait l'impasse totale sur la signification sexuelle kleinienne de ces objets !)

[11] Lévi-Strauss C., La potière jalouse, Paris, Plon, 1985.

[12] Sartre M., "Virilités grecques" in Histoire de la virilité, Paris, Seuil, 2011, p. 52.

[13] Xénophane de Colophon, fragment A XXXV et fragment B. I, 21-22 in Les présocratiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 107 et 114.

[14] Si, seul parmi les philosophies chinoises, le taoïsme pose bien en effet les catégories de l’être et du non-être, ce n’est certes pas pour les disjoindre radicalement mais au contraire pour les joindre en une topologie kleinienne dont le célèbre logo taoïste (dessin d’un cercle unissant une demi-partie noire et une demi-partie blanche avec une pointe de noir dans la partie blanche et une pointe de blanc dans la partie noire) donne l’image.

[15] Théorème d’autolimitation des systèmes logiques démontrant l’échec de l’impérialisme logique.

[16] Lacan J., « La science et la vérité » in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 861.

[17] Chasse permanente à des paradoxes qui ruineraient la structure logique en abolissant son principe de non-contradiction, chasse permanente dont la théorie logique des types est exemplaire qui veut que la vérité d’un système logique ne puisse se trouver que dans un système logique de niveau immédiatement supérieur, et ainsi de suite à l’infini, au risque sinon d’engendrer des paradoxes.

[18] C’est ainsi que je comprends la phrase de Freud : « L’anatomie, c’est le destin » Mais au destin, comme le fait constamment remarquer Gérard Pommier, nul sujet n’est astreint (Pommier G., conférence sur la formation de la famille et du genre (non encore publiée), tenue le 20 novembre 2015, à l’Association Psychanalytique de France.

[19] Les cahiers de Beaumont, Dysfonctionnement cognitif et apprentissages, Actes du colloque européen du CNEFASES, 21, 22 et 23 mai 1996, Mai-juin 1997, N°. 74/75.

[20] Pour les différences entre personne, individu, agent et sujet, je me permets de renvoyer le lecteur à mon site : http://www.ericdrouet.fr/pages/ecrits-professionnels/ecrits/notes-sur-le-sujet.html

 

[21] La pulsion ne cessant pas obligatoirement et immédiatement d’insister, elle peut, comme nombre de personnes qui suivent un régime et sont ainsi en proie à un « yoyo » permanent du corps, fêter les kilos perdus grâce à un festin !

[22] Au XVIe siècle anglais, mouvement d’appropriation privée, par des clôtures, de champs auparavant communautaire où se déployait une agriculture coopérative qui permettait aux plus pauvres de trouver des ressources.

[23] Diderot, Supplément au voyage de Bougainville.

[24] On peut qu’être frappé par la permanence du thème du communisme sexuel dans les utopies sociétales. Ainsi de l’effrayante cité idéale de Platon : « Les femmes de nos guerriers seront toutes communes à tous : aucune d’elles n’habitera en particulier avec aucun d’eux ; de même les enfants seront communs, et les parents ne connaîtront pas leurs enfants ni ceux-ci leurs parents. » (Platon, La République, Livre V). C’est qu’il s’agit ainsi de préserver l’unité communautaire par l’éradication de toute individualité grâce à l’interdit porté sur un objet d’amour individuellement distingué, dont l’élection spécifique soutiendrait la singularité d’un désir en conséquence  individualisé. La société se morcellerait, nous dit en effet Platon, si ses gardiens : « habitant séparément, tiraient dans leurs maisons respectives tout ce dont ils pourraient s’assurer la possession pour eux seuls ; et si, ayant femme et enfants différents, ils se créaient des jouissances et des peines personnelles » Or si les parents ne reconnaissent pas leurs enfants, rien n’inhibe plus leurs relations sexuelles. Le communisme sexuel est ainsi un fantasme incestueux généralisé.

[25] Diderot, Supplément … 

[26] Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. 

                                        

 

Ajouter un commentaire