La théorie du bon sauvage

Il s'agit ici d'un extrait du chapitre I du livre que je consacre à la mort de James Cook.

Peut être cité sous la référence : http://www.ericdrouet.fr/pages/ecrits-professionnels/ecrits/la-theorie-du-bon-sauvage.html

 

 

 

                                                                                                                 I

 

 

La théorie du bon sauvage est une utopie des Lumières.

 

Les lumières ?

 

Ce mouvement philosophique qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, passant au crible de la raison logique toutes les normes sociales, intellectuelles et morales reçues des autorités politiques, philosophiques et religieuses, prépara, accompagna et légitima les grandes révolutions démocratiques.

Un mouvement qui se proposait de remplacer un ordre immuable car supposé d’origine divine[1] par un contrat social passé entre de libres égaux. Un mouvement en conséquence laïque qui substitua le droit à la Loi[2] pour avoir substitué à l’Alliance entre Dieu et les hommes, axe vertical au centre duquel se tenait le roi, serviteur de Dieu mais maître des hommes, pour lui avoir substitué donc un référentiel nouveau, profane et en quelque sorte horizontal : ce contrat social passé entre des contractants se liant et s’obligeant réciproquement sans qu’aucune autorité supérieure ou extérieure à leur engagement n’initie ce processus, n’y intervienne ou ne le justifie.

Mais à Hawaï, Cook allait rencontrer, qui déciderait de sa mort, la résistance sans merci de la plus féroce et de la plus inégalitaire des religions : la religion polynésienne.

Or, s’engageant dans des échanges qu’il ne pouvait, en bon Anglais du XVIIIe siècle, ancien commis d’épicerie, que considérer sous l’angle d’un troc marchand, Cook ignorerait tout de la structure économico-religieuse dans laquelle ainsi il s’inscrivait, qui allait le submerger.

 

Le nouvel ordonnancement politique, philosophique et psychologique que mettait en place l’Occident des Lumières, n’était pas surgi du néant. Il avait en effet implicitement pour modèle le contrat commercial : accord librement passé sur le prix d’une marchandise entre vendeur et acheteur. Un tel accord impliquait deux conditions dont il créait la dynamique commune : l’égalité et la liberté des partenaires.

Cette nouvelle économie, économie de marché et de libre entreprise, bouleversait tous les rapports sociaux. L’ancienne économie féodale reposait en effet sur des statuts (l’aristocratie, le clergé, le tiers-état) et privilèges corporatistes qui, figeant les strates sociales dans des rapports immuables, interdisait tout progrès économique et social. L’économie de marché, dont les marchés et foires du moyen-âge furent si représentatifs, avait au contraire permis aux couches sociales les plus démunies (agriculteurs, serviteurs, femmes) d’accéder par la vente directe des produits de leur industrie, à des revenus propres, voire une certaine aisance. Revenus propres conquis de façon autonome qui, les introduisant comme acteurs dans le dispositif des échanges socio-économiques, leur offraient ainsi une issue hors du morne asservissement aux structures féodales. Le marché était une conquête sociale[3].

Aussi ce mouvement engageait-il un homme nouveau. Non plus l’homme lige des stratifications féodales, qui ne tenait son identité et ses déterminations que de son groupe d’appartenance mais l’individu surgissant dans l’autonomie que lui assurait une responsabilité assumée en propre, supposée le dégager des logiques, normes et obligations imposées par son groupe d’appartenance.

Une expression du milieu du XIXe siècle industriel dira assez cette détermination de l’homme moderne par son autonomie : le self made man, l’homme qui s’est fait lui-même, auto-concepteur et auto-réalisateur de sa personne propre dans un monde qu’il créait à sa mesure.

C’était là une figure dont le modèle était le Dieu des monothéismes, Sujet Absolu, Créateur tout-puissant dans son libre Désir et sa libre Volonté des mondes, des hommes et des âmes mais c’était là un petit dieu éparpillé et atomisé en autant d’exemplaires que d’individus, qui tenaient de cette humanisation généralisée du divin le principe de leur égalité, et c’était donc là encore un petit dieu laïcisé aux dimensions finies de la personne propre, un petit dieu sans transcendance car intégralement compris dans l’immanence propre aux équations économiques.

De ce self made man, James Cook avait déjà été un parfait représentant. Né dans une misérable chaumière, enfant d’un journalier agricole et d’une paysanne, élève d’une école de charité grâce au paiement de ses études par le propriétaire de la ferme que finirait par louer son père, commis d’épicerie à 16 ans (et l’on voit là l’incidence du commerce sur le destin), apprenti puis mousse à 19 ans pour une compagnie de transport de charbon (incidence cette fois de l’industrialisation), matelot de première classe puis second d’un navire charbonnier à 27 ans, enfin marin dans la Royale anglaise à la faveur de la guerre de Sept ans, c’est à force de volonté tenace et d’études opiniâtres qu’il avait gravi un à un tous les échelons de la hiérarchie maritime jusqu’à ce grade de capitaine que sa naissance plébéienne aurait pu lui interdire.

De plus, agnostique sinon athée, féru d’astronomie, de trigonométrie, de topographie, adepte d’audacieuses expérimentations (il mettra fin aux ravages du scorbut en donnant à ses équipages de la choucroute), il était parfaitement représentatif d’une pensée scientifique qui avait aussi précipité la laïcisation d’un monde qui, ne tenant sa stabilité que des paramètres mathématiques découverts par les Galilée, Newton, Kepler et autres, faisait l’économie de toute volonté, fusse-t-elle divine[4]. A son bord, pas de pasteur ou de missionnaires donc, mais des botanistes, des médecins, des naturalistes, des dessinateurs scientifiques. Peu de messes mais des relevés topographiques, des observations ethnologiques, des rapports, des dessins documentaires, des collections naturalistes et l’aide des toutes dernières technologies : télescopes réfléchissants, sextants, quadrants à réflexion, almanachs nautiques, montres, un ensemble d’instruments permettant de précisément déterminer une position en mer grâce au calcul nouveau des longitudes.

Ce calcul nouveau du point en mer disait d’ailleurs assez ce que la laïcisation du monde devait à sa mathématisation si l’on songe que quelques siècles auparavant, les navigateurs hésitaient à franchir l’équateur de peur de perdre de vue ce point de référence, l’étoile polaire, que Dieu avait placé dans le ciel pour définir, dans le filet des étoiles, le monde que sa Grâce éclairait et protégeait[5]. Navigateur du XVIIIe siècle, Cook était pleinement un homme des Lumières, y compris dans l’empathie dénuée de préjugés avec laquelle il abordait les peuples qu’il découvrait.

Or le drame allait justement surgir de la rencontre de cet agnostique avec un dieu véritable, un dieu qu’à son insu il provoquerait, dont la sauvage existence exigerait son sacrifice pour nourriture.

 

                                                                                                                *

 

La nouvelle économie marchande occidentale n’était toutefois pas sans emporter ces dures conséquences qu’illustreront par la suite ces lignes de Karl Marx : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autres liens entre l’homme et l’homme, que le froid intérêts, les dures exigences du « paiement au comptant » » [6] Même les rapports les plus tendres étaient censés ne plus échapper à cette loi du marché : « La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité touchante qui recouvrait les rapports familiaux et les a réduits à de simples rapports d’argent. »[7] Ce dont témoignait le roman balzacien : « Mais pour le bonhomme, il n’y avait ni fils, ni père, en affaire. S’il avait d’abord vu dans David son unique enfant, plus tard il y vit un acquéreur naturel de qui les intérêts étaient opposés aux siens : il voulait vendre cher, David devait acheter à bon marché ; son fils devenait donc un ennemi à vaincre. »[8] 

En fait, c’est dès l’aube d’un capitalisme marchand qu’accompagnait l’essor du système bancaire, que ces dures conséquences s’étaient fait sentir comme en témoignent ces révoltes, déjà des luttes de classe, qui enflammèrent toute l’Europe dès le milieu du XIVe siècle pour ne quasiment plus jamais cesser[9]. Des révoltes d’une terrible violence que réprimeront d’aussi terrifiants massacres.

De cette violence sociale témoignent ces injonctions qu’au XVIe siècle Machiavel met dans la bouche d’un des meneurs de la lutte, en 1378, des ouvriers lainiers de Florence en grève pour un salaire décent : « Si nous avions à trancher maintenant s’il faut ou non prendre les armes, brûler et piller les maisons, dépouiller les églises (…) c’est la nécessité, j’en suis convaincu qui nous le conseille (…) Il nous faut donc, à mon avis, si nous voulons qu’on nous pardonne nos vieux péchés, en commettre de tout neufs, en redoublant de forfaits, en multipliant incendies et déprédations. Il nous faut nous assurer le plus grand nombre possible de compères, car là où l’on est nombreux à mal faire, personne n’est puni (…) Par conséquent, multiplier les méfaits nous vaudra plus facilement l’impunité, et, de plus, les moyens d’obtenir ce qu’il nous faut pour être libre (…) Et n’allez pas vous laisser frapper parce qu’ils [nobles et riches] vous jettent au visage  «l’antique noblesse de leur sang », puisque tous les hommes sont sortis du même lieu, sont pareillement antiques, ont été bâtis de façon pareille. Mettez-nous tout nus : vous nous verrez tous pareils (…) Ce qui me fâche fort, c’est d’apprendre qu’il y en a quelques-uns parmi vous qui, par conscience, se repentent des péchés commis, et ont le ferme propos de n’en plus commettre de nouveaux (…) En quoi ces termes de conscience, d’infamie, peuvent-ils vous épouvanter ? (…) Et quand à la conscience, nous n’avons pas à nous en soucier, car chez des gens comme nous, tout pleins de peur, peur de la faim, peur de la prison, il ne peut pas et ne doit pas y avoir de place pour la peur de l’enfer. »[10]

Cette violence sociale n’avait pas manqué d’être exportée aux peuples nouvellement découverts : « Si les chrétiens ont tué et détruit tant et tant d’âmes et de telle qualité, c’est seulement dans le but d’avoir de l’or, de se gonfler de richesses en très peu de temps et de s’élever à de hautes positions disproportionnées à leur personne.. »[11] Et Bartolomé de La Casas de détailler l’effroyable litanie des horreurs commises contre les Amérindiens.

Une violence si généralisée qu’elle ne pouvait que désespérer l’humanisme chrétien : « Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l’épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! Mécaniques victoires. »[12]

 

C’est pour lutter contre cette violence sociale d’autant plus menaçante qu’elle se généralisait que le XVIIIe siècle inventa l’improbable figure du « bon sauvage », ce fameux bon sauvage qui permettait à Rousseau d’asséner un définitif et bien saugrenu : « l’homme est naturellement bon »

 

 

                                                                                                                II

 

« Nous vivons simplement sous les Lois de l’instinct, et de la conduite innocente que la Nature sage nous a imprimée dès le berceau. Nous sommes tous d’accord, et conformes en volonté, opinions et sentiments. Ainsi, nous passons la vie dans une si parfaite intelligence, qu’on ne voit parmi nous ni procès, ni dispute, ni chicane. »[13]

 

Censé vivre débonnairement d’amours et d’eau fraîche dans une nature enchanteresse qui, lui offrant à profusion tous les moyens de sa subsistance, rassasiait immédiatement le moindre de ses besoins, ce sauvage était supposé bon d’être naturellement pacifique puisque, tout lui étant offert d’avance et à profusion par cette nature prévenante, rien jamais ne lui manquait qu’il aurait autrement du razzier chez un voisin avec lequel il n’avait plus dès lors motif de querelles, de conflits ou de guerres. Aussi imaginaire que son habitant, c’était la bonne nature qui faisait le bon sauvage.

Aussi sous ce nom de nature, fallait-il entendre le fantasme d’une parfaite et immédiate adéquation entre le besoin et sa satisfaction. Ai-je faim ? Un arbre se penche vers moi, qui me tend ses fruits. Ai-je soif ? Un ruisseau d’eau limpide courre à mes pieds, qui me désaltère. Entre mon besoin et sa satisfaction, nul délai temporel, nul écart spatial, tout le nécessaire est là, qui m’environne, à disposition. Aussi fictif que son habitant, c’était la bonne nature qui faisait le bon sauvage.

 

Mettant ainsi ses produits à disposition immédiate de chacun, satisfaisant tout besoin avant même qu’il fût ressenti, rendant en conséquence inutile toute privatisation des moyens de subsistance, cette générosité naturelle instituait une sorte de communisme naturaliste que décrit a contrario Rousseau lorsque, prenant acte du mouvement anglais des enclosures[14], il écrit : « Le premier, qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire « ceci est à moi » et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant les fossés, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. »

 

Un communisme politico-économique donc, mais un communisme sexuel aussi bien !

Confère l’inénarrable Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot, autre chantre du bon sauvage, et ce discours mis dans la bouche d’un sage Tahitien reprochant amèrement à Bougainville d’avoir perverti par ses mœurs occidentales le communisme tahitien : « Ici tout est à tous ; et tu nous a prêché je ne sais quelle distinction du « tien » et du « mien » Nos filles et nos femmes nous sont communes (…) »

Un communisme sexuel dont l’incongruité ne manque pas de surprendre la raison quand bien même elle réjouirait l’ironie libertine. On ne voit pas en effet pourquoi un communisme économique aurait nécessairement pour corollaire, ou cause, ou conséquence, la mise en communauté sexuelle des hommes et des femmes[15].

Un communisme sexuel qui n’était pas sans avoir l’inceste pour conséquence. Ce qui n’était guère pour effrayer un Diderot : « L’Aumônier : Un père peut-il coucher avec sa fille, une mère avec son fils, un frère avec sa sœur, un mari avec la femme d’un autre ? Orou : Pourquoi non ? »[16]

Mais si dans ces utopies, le communisme politique a si souvent pour corollaire un communisme sexuel, c’est qu’il s’agit là d’un seul et même fantasme, celui d’un monde sans manque ni frustration où tout est à disposition immédiate de chacun. Fantasme d’une nature qui, dans l’immédiate et complète satisfaction qu’elle offre, relève du classique fantasme incestueux du bon sein : immense mamelle sans limite temporelle ou spatiale, en permanence offerte à la tétée.

 

Satisfaction complète et immédiate, monde sans manque donc sans besoin, en conséquence sans demande ni désir, qui, ne générant aucune relation, ne produit aucun sujet mais seulement la jouissance d’un corps imbécile uni à la mamelle dans une tétée sans fin ni écart : « (…) il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner (…) Son imagination ne lui peint rien, son cœur ne lui demande rien. Ses modiques besoins se trouvent si aisément sous la main, et il est si loin du degré de connaissances nécessaires pour désirer d’en acquérir de plus grandes qu’il ne peut avoir ni prévoyance, ni curiosité (…) son âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir (…) Telle fut la condition de l’homme naissant ; telle fut la vie d’un animal borné d’abord aux pure sensations. »[17]

 

Mécanisme social de défense contre la violence des échanges commerciaux, le mythe du bon sauvage s’était aussi construit sur les traces d’un imaginaire chrétien qui ne fut pas sans effets sur la perception des peuples nouvellement découverts : « L’homme vivait donc dans le paradis comme il voulait (…) Il vivait sans besoin, et il dépendait de lui de vivre toujours ainsi. L’aliment s’offrait à sa main et le breuvage à ses lèvres, pour prévenir la faim et la soif ; l’arbre de vie l’abritait contre les ravages de la vieillesse. Aucune corruption en son corps, ou dont son corps fut l’origine, n’affligeait d’angoisses cruelles sa sensibilité. Il n’avait à craindre ni maladie au-dedans, ni blessure au-dehors. Santé parfaite en sa chair, sérénité souveraine en son âme. De même qu’on ne souffrait en paradis ni du chaud ni du froid, ainsi son hôte était-il à l’abri de tout désir et de toute crainte contrariant sa volonté bonne.  »[18]

C’est ainsi que Christophe Colomb sera persuadé d’avoir découvert, lors de son troisième voyage, la partie du Paradis restée émergée lors du déluge, avec ses doux habitants descendant en droite ligne d’Adam !  

 

A vrai dire, personne en réalité, et surtout pas Rousseau son principal promoteur, ne croyait à ce bon sauvage !

Il n’était en effet qu’une pure expérience de pensée, une fiction théorique, la description d’un état de nature : « qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre présent (…) Il faut nier que, même avant le Déluge, les Hommes se soient trouvés dans le pur état de Nature. » [19]  Aussi ne faut-il pas prendre : « les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels (…) »[20]

L’homme hors civilisation, l’homme naturel, le sauvage donc[21] était une fable.

 

Une fiction théorique qui avait pour but de penser un homme d’avant la civilisation, né et vivant exclusivement dans et de la nature, sans écart avec elle.

La fable situait ainsi au noyau de toute existence humaine, une essence primitive naturelle qu’auraient dégradée les effets dénaturants de la civilisation, au point de la masquer et la faire oublier : « Il existait un homme naturel : on a introduit au-dedans de cet homme un homme artificiel. »[22] Et Rousseau de renchérir : « (…) l’homme originel s’évanouissant par degrés, la société n’offre plus aux yeux du sage qu’un assemblage d’hommes artificiels et de passions factices qui (…) n’ont aucun vrai fondement dans la nature. »[23]

La fiction théorique déshabillait ainsi l’homme des oripeaux dont la civilisation l’avait vêtus, pour le retrouver dans sa supposée nue vérité originelle, cette essence primitive naturelle qui, constituant le substrat originel commun à tous les hommes, fondait une foncière égalité : « Puisque la nature humaine se trouve la même dans tous les hommes, il est clair que, selon le droit naturel, chacun doit estimer et traiter les autres comme autant d’êtres qui lui sont naturellement égaux, c’est-à-dire qui sont hommes aussi bien que lui. »[24]

Le sauvage était l’homme rêvé des Lumières.

 

Or si cette fable était un besoin, c’est que cette fiction était une nécessité. Mécanisme de défense contre la violence sociale, loin d’incarner un passé fantasmatique, cet homme théorique originel était bien plutôt une fiction programmatique : l’espérance d’où naîtraient bientôt les utopies socialistes[25].

 

Il arriva donc qu’étant nécessaire, ce bon sauvage parfaitement illusoire ne manqua pas d’être découvert !

C’est ainsi que des peuples nouvellement rencontrés, semblant lui donner l’appui de leurs mœurs, parurent en incarner l’espérance.

 

Ce furent d’abord les Amérindiens qui endossèrent le rôle : « Parce que je vois et connais, dit l’Amiral (Christophe Colomb), que ces gens ne sont d’aucune secte ni idolâtres, mais très doux et ignorants de ce qu’est le mal, qu’ils ne savent se tuer les uns les autres, ni s’emprisonner, qu’ils sont sans armes et si craintifs que l’un des nôtres suffit à en faire fuir cent (…) »[26]

Et ce n’est pas Amerigo Vespucci qui dira le contraire : « (…) il n’y a chez eux aucun patrimoine, tous les biens sont communs à tous. Ils vivent sans roi ni gouverneur, et chacun est lui-même son propre maître. Ils ont autant d’épouses qu’il leur plaît et le fils vit avec la mère, le frère avec la sœur, le cousin avec la cousine et chaque homme avec la première femme venue. Ils rompent leurs mariages aussi souvent qu’ils veulent et n’observent à cet égard aucune loi. Ils n’ont ni temple, ni religion, et ne sont pas des idolâtres. Que puis-je dire de plus ? Ils vivent selon la nature. »[27]. A l’anachronisme près, du Rousseau dans le texte !

La réalité, héla, fit litière du rêve : « Ces gens (les Amérindiens) vont assaillir les autres îles, enlèvent les femmes qu’ils peuvent saisir, surtout celles qui sont jeunes et belles qu’ils gardent pour leur service et pour en faire des concubines (…) Ces femmes nous disaient aussi que les Caraïbes étaient d’une cruauté qui paraît incroyable, qu’ils mangent les enfants qu’ils ont d’elles (…) Les hommes qu’ils peuvent saisir vivants, ils les emmènent chez eux pour les livrer à la boucherie, et ceux qu’ils n’ont que morts, ils les mangent sur le champ (…) Ils coupent le membre aux enfants qu’ils prennent et se servent d’eux jusqu’à l’âge d’homme, puis quand ils veulent faire ripaille, ils les tuent et les mangent (…) »[28].

 

Les Amérindiens ayant échoué dans le rôle du bon sauvage, la fonction en fut donc transférée, grâce à des Français nourris de Rousseau et Diderot, sur les Polynésiens.

De bien nobles et bons sauvages en effet que ces Polynésiens : « Avec quelle horreur ne repoussaient-ils pas les couteaux et les ciseaux que nous leur offrions, parce qu’ils semblaient deviner l’abus qu’on en pouvait faire (…) leur philadelphie[29] entre eux tous, leur horreur pour l’effusion du sang humain, leur respect idolâtre pour leurs morts, qu’ils ne regardent que comme des gens endormis, leur hospitalité enfin, pour les étrangers, il faut laisser aux journaux le mérite de s’étendre sur chacun de ces articles, comme notre admiration et notre reconnaissance le requièrent. »[30]

De bons sauvages d’ailleurs censés vivre, ainsi qu’en avait décidé la théorie européenne, dans une sorte de communisme primitif : « Je lui (Tahiti) avait appliqué le nom d’Utopie que Thomas Morus avait donné à sa république idéale (…) Je puis vous dire que c’est le seul coin de la terre où habitent des hommes sans vices, sans préjugés, sans besoins, sans dissensions. Nés sous le plus beau ciel, nourris des fruits d’une terre féconde sans culture, régis par des pères de famille plutôt que par des rois (…) Le caractère de la nation nous a paru doux et bienfaisant. Il ne semble pas qu’il y ait dans l’île aucune guerre civile, aucune haine particulière, quoique le pays soit divisé en petits cantons qui ont chacun leur seigneur indépendant. Il est probable que les tahitiens pratiquent entre eux une bonne foi dont ils ne doutent point. Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes. Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre, en prend dans la maison où il entre. Il paraîtrait que, pour les choses absolument nécessaires à la vie, il n’y a point de propriété et que tout est à tous. »[31]

Et surtout Tahiti est, selon des Français qui, toujours quelque peu énervés de la braguette, partageront les mœurs locales avec un enthousiasme digne de tous les éloges, Tahiti donc est une immense et généreuse partouze : « (…) ils ne connaissent d’autre dieu que l’Amour. Tous les jours lui sont consacrés, toute l’île est son temple, toutes les femmes en sont les autels, tous les hommes les sacrificateurs (…) Là, ni la honte, ni la pudeur n’exercent point leur tyrannie : la plus légère des gazes flotte toujours au gré des vents et des désirs : l’acte de créer son semblable est un acte de religion ; les préludes en sont encouragés par les vœux et les chants de tout le peuple assemblé, et la fin célébrée par des applaudissements universels ; tout étranger est admis à participer à ces heureux mystères ; c’est même un des devoirs de l’hospitalité que de les inviter, de sorte que le bon Utopien jouit sans cesse ou du sentiment de ses propres plaisirs ou du spectacle de ceux des autres. Quelque censeur à double rabat ne verra peut-être en tout cela qu’un débordement de mœurs, une horrible prostitution, le cynisme le plus effronté ; mais il se trompera grossièrement lui-même en méconnaissant l’état de l’homme naturel, né essentiellement bon, exempt de tout préjugé et suivant, sans défiance comme sans remords, les douces impulsions d’un instincts toujours sûr, parce qu’il n’a pas encore dégénéré en raison. »[32] A nouveau, et sans anachronisme cette fois, du Rousseau dans le texte !

Lorsqu’on connaît les sociétés polynésiennes, leur terrifiante violence coutumière, de telles illusions laissent pantois.

 

Bien évidemment, avec le massacre de Cook et de ses hommes, avec les abominations commises à cette occasion, nos Polynésiens furent à leur tour destitués du rôle.

Or le Polynésien était, pensait-on, le dernier des peuples à découvrir. Avec sa déchéance, c’est donc tout l’espoir européen en la possibilité d’une existence sociale originellement car naturellement pacifique qui s’effondrait définitivement. Un effondrement d’autant plus radical que, la nature polynésienne semblant fournir à profusion aux hommes les moyens de leur subsistance, leur violence avérée ne pouvait s’expliquer par une compétition visant des ressources trop parcimonieuses pour ne pas être disputées. Renvoyée en conséquence au statut d’une irrationalité intrinsèque à l’être humain, cette violence n’en devenait que plus inquiétante de paraître inscrite dans son essence et donc incurable.  

Se développa alors le sentiment amer et désabusé, dépressif même, qu’un élément central de l’architecture politique, sociale et intellectuelle que tentait de construire cette Europe des Lumières s’était écroulé avant même que d’avoir été institué.

De fait, le mythe du bon sauvage ne tenait qu’à « cette tendance à courber le réel à son rêve (…) Parce que le rêve est plus fort que le réel »[33]   

 

 

[1] C’est ainsi que Bossuet légitime la monarchie en s’appuyant sur saint Paul : « Il faut que tout être humain soit soumis aux autorités qui sont au-dessus de lui, car il n’y a d’autorité que de Dieu et celles qui existent sont établies par lui. » (St Paul, Epître aux Romains, XIII, 1).

[2] Opposer la Loi au droit peut étonner. Dans un monde laïc, la loi s’identifie en effet en totalité au droit. Mais la Loi dont il est question dans cette opposition est une Loi supposée divine. Opposition toujours d’actualité quand on refuse, au nom de cette supposée Loi divine, les lois républicaines.

[3] Confère Fontaine L., Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale. Paris. Gallimard. 2014.

[4] La caractéristique des démonstrations mathématiques est qu’elles sont sans mystère, étant sans prémisses, arguments, développements, raison ou restes cachés. Tout s’y déroule entièrement à ciel ouvert, aux vu et su de tout un chacun. Leur résultat étant ainsi totalement immanent à leur développement, ne se prévalant et ne se justifiant en conséquence d’aucun appel ou référence à une quelconque entité extérieure transcendantale, les équations fournissent ainsi d’une part le modèle d’une pensée intégralement laïcisée et, d’autre part, le modèle d’une conscience idéale car complète et unifiée de posséder et rassembler, en les réfléchissant sur soi, tous les moments de leur développement.

[5] « Dieu dit : « Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel (…) qu’ils servent de signes (…) » » (Genèse, I, 14). Ce que saint Augustin commente ainsi : « Comment pénétrer (…) ce que l’Ecriture appelle signes lorsqu’elle dit des astres : « qu’ils servent de signes » ? Elle entend par là, non les conjectures d’un art insensé (l’astrologie. E. D.) mais les pronostics si utiles dans la vie humaine, les observations qui guident le pilote sur les mers (…) » (saint Augustin, De la Genèse au sens littéral, livre II, chap. XIV, 19). 

[6] Marx K., Manifeste du Parti Communiste.

[7] Marx K., Idem.

[8] Balzac, Les illusions perdues.

[9] De 1323 (révolte des Flandres) à 1524 (soulèvement allemand), l’Europe s’embrase de révoltes populaires : jacquerie française de 1358, soulèvement des paysans aragonais en 1380, soulèvement du centre de l’Angleterre en 1381, soulèvement des paysans de Galicie en 1467, etc.

[10] Machiavel, Histoires florentines, Livre III, chapitre XIII. Discours extraordinaire ! Qui permet à Machiavel de déjà déployer, au XVIe siècle, une gamme d’idéaux nouveaux qui attendront quelques siècles encore, et de nombreuses luttes, pour pouvoir se manifester pleinement : athéisme (pas de place pour « la peur de l’enfer »), dédain des autorités révélées au profit d’une égalité démocratique («Et n’allez pas vous laisser frapper parce qu’ils vous jettent au visage  «l’antique noblesse de leur sang », puisque tous les hommes sont sortis du même lieu, sont pareillement antiques, ont été bâtis de façon pareille. »), dénonciation de l’idéologie (« En quoi ces termes de conscience, d’infamie, peuvent-ils vous épouvanter ? »),  calcul rationnel d’une violence construite sur le modèle capitaliste des profits espérés au regard des risques consentis (« Il nous faut nous assurer le plus grand nombre possible de compères, car là où l’on est nombreux à mal faire, personne n’est puni (…) Par conséquent, multiplier les méfaits nous vaudra plus facilement l’impunité, et, de plus, les moyens d’obtenir ce qu’il nous faut pour être libre. »).

[11] Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes (1552), trad.  De F. G. Balle, Paris, librairie François Maspéro La Découverte, 1979, p. 52 et p. 55-56.

[12] Montaigne, Les Essais, livre III, chap. VI. (1 580).

[13] La Hontan, Dialogues avec un sauvage (1704). Ayant participé, de 1683 à 1692, aux campagnes françaises du Canada, le baron de La Hontan avait partagé la vie des Hurons. Et s’il les met en scène dans ses Dialogues, c’est pour les charger d’exprimer les idéaux des Lumières. 

[14] Au XVIe siècle anglais, mouvement d’appropriation privée, par des clôtures, de champs auparavant communautaire où se déployait une agriculture coopérative qui permettait aux plus pauvres de trouver des ressources.

[15] On peut qu’être frappé par la permanence du thème du communisme sexuel dans les utopies sociétales. Ainsi de l’effrayante cité idéale de Platon : « Les femmes de nos guerriers seront toutes communes à tous : aucune d’elles n’habitera en particulier avec aucun d’eux ; de même les enfants seront communs, et les parents ne connaîtront pas leurs enfants ni ceux-ci leurs parents. » (Platon, La République, Livre V). C’est qu’il s’agit ainsi de préserver l’unité communautaire par l’éradication de toute individualité grâce à l’interdit porté sur un objet d’amour individuellement distingué, dont l’élection spécifique soutiendrait la singularité d’un désir en conséquence  individualisé. La société se morcellerait, nous dit en effet Platon, si ses gardiens : « habitant séparément, tiraient dans leurs maisons respectives tout ce dont ils pourraient s’assurer la possession pour eux seuls ; et si, ayant femme et enfants différents, ils se créaient des jouissances et des peines personnelles » Or si les parents ne reconnaissent pas leurs enfants, rien n’inhibe plus leurs relations sexuelles. Le communisme sexuel est ainsi un fantasme incestueux généralisé.

[16] Diderot, Supplément … 

[17] Rousseau, Discours sur l’origine

[18] Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre XIV, chap. 26.

[19] Rousseau, Discours sur l’origine

[20] Rousseau, Idem.

[21] Etymologiquement, le sauvage (salvaticus, déformation de silvaticus, « qui est fait pour les bois ») est celui qui vit dans la forêt (silva), laquelle représente la nature non cultivée, autrement dit non socialisée. Synonyme donc d’homme naturel, « sauvage » ne dénote ainsi, en aucune façon, une violence déchaînée : une « sauvagerie » au sens moderne du terme.

[22] Diderot, Supplément au voyage de Bougainville (1 772).

[23] Rousseau, Idem.

[24] Diderot et d’Alembert (dir.), Encyclopédie (1 766), article « égalité naturelle » écrit par le chevalier de Jaucourt.

[25] C’est Thomas More qui invente, au XVIe siècle, le mot « utopie » pour nommer l’île idéale qu’il décrit dans son livre : Du meilleur état de la chose publique et de la nouvelle île d’Utopia. Utopia signifiant littéralement « Nulle part », on ne saurait mieux établir que c’est bien là une fiction. On remarquera toutefois dans les citations suivantes combien fut profonde l’identification de Tahiti et de ses habitants (les « Utopiens ») à Utopia.

[26] Colomb C., La découverte de l’Amérique, journal de bord 1492-1493, Paris, La Découverte, 1991, Tome I, p. 100. 

[27] Vespucci A., Le nouveau Monde. 1 506. Amerigo Vespucci, qui sera le second découvreur du nouveau continent, lui donnera, grâce aux cartographes de Saint Dié, son prénom (féminisé car la terre est femme !). Colomb quant à lui ignorera toujours avoir découvert un nouveau continent.

[28] Colomb C., La découverte de l’Amérique, O. cité, Tome II, p. 62.

[29] « Philadelphie » : amour ou amitié (philia) fraternel (adelphos : frère).

[30] Commerçon, Journal. Commerçon, ou Commerson, fut un des compagnons de Bougainville, lequel découvrit Tahiti pour la France et la nomma « La nouvelle Cythère », du nom de l’île qu’habitait Aphrodite, déesse grecque de l’amour.

[31] Bougainville L.-A., Voyage autour du monde, idem, p. 155.  

[32] Commerçon, Journal.

[33] Orsenna E., « Le rêve brisé de Christophe Colomb » in L’Histoire, Les grandes découvertes. N°. 355, juillet-août 2010, p. 94-95.

Ajouter un commentaire