LE BAGNE

 

    Sud de la Nouvelle Calédonie, au détour d’une piste cahotante : les ruines d’un bagne.

    Là, au contraire du site tasmanien du bagne de Port Arthur (cf. Eric DROUET, Le temps de l’innocence), rien d’aimable ni de joli. Point de cafés, de restaurants et autres boutiques à souvenirs. Pas de visiteurs.

    Ce ne sont, oubliés en bord de mer, que quelques pans noircis de murailles épaisses dévorées de moisissures et envahies d’une végétation luxuriante et anarchique. D’anciens murs qu’enserre, perce, désagrège la poussée monstrueuse de racines aériennes.

    Les racines des banians ! Un rêve de dureté ligneuse perçant la croûte terrestre, s’élançant aux nues, plongeant maintenant des cieux pour enserrer le sol dans ses griffes et le pétrir à le craqueler afin d’y disparaître, comme dissous dans les anfractuosités ainsi créées, mais pour en bientôt surgir de nouveau, et plus fort, afin de perpétuer un mouvement qui, dans sa circularité, ne cessera de s’amplifier. Nœuds de serpents chtoniens se torsadant dans de mutuels étranglements. Gigantomachies. Corps et membres musculeux, verges à la fois fines et puissantes, multiples et sans fin, battant le ciel dans des sifflements de fouets, s’insinuant dans la moindre faille. Enlacements titanesques, boueux, retournant la terre, la pénétrant, la travaillant, brassant le monde dans d’épaisses, puissantes et monstrueuses copulations au sein desquelles naît, parfois, l’éclatante et rouge surprise d'une corolle de plante carnivore. Le silence et l’effroi.

 

    Le soir, nous avons dormi dans la case collective d’une tribu canaque, au milieu d’une bande d’énormes mineurs wallisiens venus prospecter là le nickel. « Case collective d’une tribu canaque etc. » : ça vous a, dit ainsi, un délicieux petit côté, assez flatteur, d’aventure exotique, bien agréable à conter un soir d’Europe, devant les crépitements d’un feu de bois, un whisky se réchauffant doucement au creux de la paume. Récit qui sera évidemment fait sur le mode légèrement désinvolte propre à souligner qu’il n’y a, dans cette aventure qu’on soupçonne d'être éventuellement quelque peu dangereuse, rien pour nous que de très ordinaire. Un récit qui sera donc fait les yeux délicatement baissés sur la modestie requise, nécessaire à donner à l’épopée toute son ampleur.

    Dégonflns la baudruche ! Nonobstant les piliers sculptés de motifs traditionnels qui soutenaient le toit de chaume, piliers vraisemblablement inscrits au cahier des charges de l’office local du tourisme, ce n’était en réalité qu’un de ces modestes gîtes ruraux que nos campagnes et montagnes proposent à l’envie, auquel ne manquaient pas même les ronflements sonores de ces braves travailleurs qu’épuisaient, malgré leurs syndicats, les journées passées à conduire bulldozers, foreuses, tunneliers et autres engins très exotiques certes mais uniquement pour un bobo jouant les Indiana Jones du pauvre.

   

     Un livre consacré à la population et aux mœurs des bagnes, illustré de dessins faits par un bagnard, avait été laissé sur le sol de la case à l’attention de qui voudrait le lire.

     Selon les souvenirs qu’avaient forgés les récits entendus dans une enfance suffisamment, quoique raisonnablement, turbulente pour qu’on me promette régulièrement le bagne à défaut de l’échafaud (dont la menace ultime ne surgissait que lorsque, m’avançant d’un pas décidé dans la carrière du crime, j’abandonnais le vol de gâteaux pour celui, plus décisif, de quelques piécettes d’argent de poche), ces bagnes étaient peuplés de criminels parmi les plus terribles et les plus endurcis.

     En réalité, selon ce qu’en rapportait ce livre, soixante pour cent de ces malheureux avaient été condamnés, livrés et abandonnés là au sadisme de l’administration et des gardiens, pour des motifs tels que : « destruction en bande et par force des biens de l’Etat » Ce qui en effet, dit comme ça, vous a une allure bien terrible quand il ne s’agissait le plus souvent que d’un pantalon d’uniforme rendu, à la fin du service militaire, avec l’ourlet défait ou d’une vareuse à laquelle manquait un bouton.

    Pour un motif aussi futile, Jean-Pierre Rigaud, âge de 25 ans en 1867, fut condamné à dix ans de travaux forcés et immédiatement envoyé au bagne (lequel était le corollaire automatique de toute condamnation à plus de huit ans de prison). Henri Latour, 23 ans, fut condamné à mort pour avoir insulté son caporal, peine généreusement commuée en travaux forcés à perpétuité avec, évidemment, envoi automatique au bagne.

    Les condamnations au bagne étaient majoritairement motivées par ce type de « délits ». Peu de criminels endurcis donc. Juste les misérables, le menu peuple des vagabonds, voleurs de pain, réfractaires, opposants au régime et les communards que Versailles n’avait pas fusillés au vague d’un mur. Ceux-là aussi qui refusaient l’embrigadement dans ces autres bagnes que furent les usines et mines de la révolution industrielle.

 

    La tenue d’un bagne n’étant pas sans coût, les bagnards étaient loués par l’administration aux employeurs locaux qui bénéficiaient ainsi d’une main d’œuvre quasiment gratuite, taillable et corvéable à merci car soumise par une terreur sans frein. En conséquence de ces petits arrangements, même les peines les plus limitées dans le temps s’allongeaient à l’infini en raison des inévitables manquements que programmait un règlement aussi grotesque que délibérément sadique. C’est ainsi que Jean-Pierre Rigaud fut sans cesse puni de cachot « pour gourmandise » (affamé, pour se nourrir, il « volait » des noix de coco tombées à terre), pour un haussement d’épaule dans les rangs ou pour avoir été surpris en possession de quelques brins de tabac.

 

    Les bagnes ne furent principalement que des usines à briser et terroriser le peuple.

                                                                                                                                                                      Nouméa, 2006.