Innocence perdue

                                                                                                                                                                  

 

Site historique de Port Arthur,  presqu’île de Tasman, Sud-Est de l’Australie.

Un endroit paisible au fin fond de la presqu’île, relié à la terre par un mince goulet large de moins d’une centaine de mètres. Gentille placette, aspect propret, soigneusement entretenue : jardins à l’Anglaise, gazons frais, massifs de fleurs, ombrages, bâtiments restaurés.

Au centre du site le Broad Arrow Café.

 

Sur le parking duquel, ce dimanche 28 avril 1996, Bryant Martin gare sa Volvo jaune sur le toit de laquelle sont posés le flotteur et le mât de sa planche à voile. Bryant est un jeune homme de vingt-huit ans, grand, mince, élancé, aux longs cheveux blonds, très blonds, aux yeux d’un bleu délavé dont on dira par la suite qu’ils étaient glacials. Il a toujours vécu ici, y passe ses vacances, habite la banlieue de Hobart, capitale de la Tasmanie.

Au Broad Arrow, Bryant commande un repas qu’il va consommer sur la terrasse. Il dépose à ses pieds un énorme sac de sport bleu. Le sac semble très lourd.

Bryant regarde la foule. Plus de cinq cents personnes se pressent sur le site. « Beaucoup de W.A.S.P.[1] aujourd’hui mais pas beaucoup de japonais, pas vrai ? » déclare-t-il à ses voisins.

Ce sont les seuls mots qu’il prononcera.

 

Son repas fini, Bryant repousse ses couverts, s’essuie soigneusement la bouche, prend son sac, rentre dans le café, va à une table du fond sur laquelle il pose son sac. Là, il examine attentivement, longuement, calmement, les clients attablés. Puis il ouvre son sac, en sort un fusil semi-automatique déjà chargé, ajuste un homme et une femme attablés, deux chinois venus de Malaisie, qu’il abat d’une balle en pleine tête. Puis, méthodiquement, sans se presser, tirant à bout portant, il rafale les dîneurs qui ne se sont pas encore enfuis.

Bryant pénètre maintenant dans la boutique de souvenirs voisine, tire sur les clients et les vendeuses. Lorsqu’il sortira, le sol de la boutique, comme celui de la cafétéria, sera jonché de cadavres ou de corps agonisant. Certains auront encore la force de se traîner dans les nappes de sang. Bryant les achèvera à bout portant. En quatre-vingt-dix secondes, Bryant aura tué vingt personnes et blessé douze autres grièvement. Pas une balle n’aura été perdue, pas une vitre brisée. Un tir méthodique, calmement exécuté.

Bryant revient alors dans la salle du restaurant, recharge son arme. Il sort sur le parking et tire au jugé sur la foule affolée qui court maintenant en tous sens dans une confusion totale. Il blesse grièvement trois personnes.

Terrifiés, les touristes se cachent derrière ou sous les cars de tourisme. Bryant, toujours très calmement, s’avance vers eux sans se presser, contourne les bus, abat l’un des chauffeurs, puis, tranquillement, s’accroupit, regarde sous les bus, examine trois touristes terrés là, les ajuste et les tue l’un après l’autre d’une balle en pleine tête.

Il retourne à sa Volvo, ouvre le coffre, sort un second fusil semi-automatique et recommence à tirer, faisant deux nouvelles victimes.

Il prend le volant et s’avance vers le péage à l’entrée du site. Sur son trajet, il croise une femme portant une fillette de trois ans dans ses bras tandis qu’une autre, âgée de six ans, trottine à ses côtés. Bryant s’arrête, ajuste la femme, la tue puis tue la petite fille encore dans les bras de sa mère tombée à terre. L’autre fillette s’enfuit se cacher dans les buissons qui bordent la route. Bryant descend de son véhicule, s’avance parmi les buissons, découvre la petite fille. Elle crie, pleure, sanglote, supplie. Bryant la regarde, appuie le canon de son fusil sur son front, lui explose la tête.

Il reprend sa voiture, arrive au péage. Une BMW y stationne. Il sort de la Volvo, se dirige vers la BMW, abat les deux hommes assis à l’avant, extirpe de force les deux femmes assises à l’arrière et les tue. Il revient à sa Volvo, ouvre le coffre, en sort ses armes et munitions et les dépose dans la BMW. Il extrait les cadavres de deux hommes des sièges avant, les jette à terre, se met au volant et prend la route du Nord.

Sur son chemin, une Toyota sort d’une station-service. Bryant lui coupe la route, s’arrête, sort, se dirige vers la voiture, contraint le conducteur à descendre, obligeant sa passagère à rester dans le véhicule. Il emmène son otage vers la BMW, le force à entrer dans le coffre qu’il referme. Il revient à la Toyota et, malgré les supplications de la passagère restée à l’intérieur, y met le feu.

Bryant reprend sa route, s’arrête près du « Fox and Hounds », et à nouveau tire sur tous les véhicules qui passent, blessant grièvement plusieurs conducteurs ou passagers.

Puis il se rend à l’auberge du « Seascape Cottage » à quelques kilomètres de là. Il sort du véhicule, prend ses armes, fait sortir son otage du coffre, l’attache avec des menottes à la balustrade de l’hôtel, revient à la BMW, y met le feu.

La police entoure l’hôtel. Il est 14 heures. Bryant tire, tire encore, tire toujours, tire sur tout ce qui bouge. La police installe un périmètre de sécurité, fait venir des forces spécialisées dans les prises d’otages et l’assaut des camps retranchés. Deux cents hommes cernent l’auberge. Des psychologues appellent Bryant sur son téléphone portable, tentent de négocier avec lui une reddition. En vain. La communication est définitivement coupée quand les piles du téléphone sont déchargées.

à 8 heures le lendemain matin, de la fumée s’échappe de l’étage de l’auberge. A 8 heures 35, Bryant, les vêtements en feu, sort en courant.

La police se précipite, le jette à terre, étouffe les flammes, le menotte. Brûlé au troisième degré, il est conduit au Royal Hobart Hospital où se trouvent déjà plusieurs de ses victimes.

Dans l’auberge, la police découvre les cadavres des deux propriétaires. Ils ont été abattus la veille vers midi.

 

Bryant a tué 35 personnes et en a blessé une trentaine. Déficient intellectuel adonné aux films pornographiques et violents, mais faisant collection de peluches, ayant eu depuis l’enfance un lourd passé de violences et menaces, il justifie son acte : « Je voulais qu’on se souvienne de moi. »

Le 22 novembre 1996, Bryant Martin est condamné à la prison à vie sans possibilité de remise de peine. Il est incarcéré à la prison de Ridson, à proximité de l’endroit où débarquèrent pour la première fois en 1802, les premiers colons de Tasmanie. Il y a tenté de se suicider à plusieurs reprises. On se souvient en effet de lui, de son nom, de ses actes mais pas des noms de ses victimes que seuls pleurent encore leurs parents.

Apprenant cette boucherie, John Howard, alors Premier Ministre d’Australie, déclarera : « Ce carnage a sonné la fin de notre innocence. »

Mais à Port Arthur moins qu’ailleurs, il n’y eût jamais la moindre innocence. Le site est d’ailleurs connu pour l’apparition lugubre de spectres qui, la nuit, hantent ses ruines.

 

                                                           *

 

Port Arthur.

Grondant sans cesse, des successions continues de vagues terrifiantes battent ses falaises noires. Les eaux sont peuplées de requins. A quelques miles au large, la brume montée de l’océan laisse par moments apercevoir l’île des Morts.

C’est là que fut construit en 1830 un bagne où, jusqu’en 1877, date de sa fermeture, plus de 30 000 hommes, prisonniers endurcis, récidivistes qu’aucune prison ne pouvait mater, furent enfermés.

Les bagnards devaient casser des blocs de pierre dans les carrières alentours pour fournir du matériau de construction. Un travail répétitif, monotone, épuisant. D’autres devaient couper les arbres des forêts. Souvent ils mouraient écrasés par la chute des troncs sous l’œil impassible des gardiens. Travaillant par équipe de soixante-dix hommes attachés les uns aux autres, ils portaient aux pieds de lourdes chaînes pesant jusqu’à treize kilos. Les fers creusaient des plaies qui, jamais soignées, développaient des ulcères variqueux très vite gangrénés. Le scorbut frappait, la mort ravageait.

La moindre incartade était punie du fouet, le tristement célèbre cat-o’-nine-tails, le « chat à neuf queues ». Jusqu’à quarante-huit coups d’affilée.

Les gardiens entretenaient une colonie de molosses chargés de pourchasser et dévorer ceux qui tentaient de s’enfuir. Ceux qui ne supportaient plus la chaîne assassinaient leur voisin afin d’être pendus. Les cadavres de tous ces malheureux étaient enterrés sur l’île des Morts.

Sur la rive opposée, se trouvait un autre bagne, une prison pour les condamnés de moins de dix-neuf ans, toute aussi terrifiante. De 1834 à 1849, trois mille enfants y vécurent. Les plus jeunes n’avaient pas neuf ans.

 

En 1852, l’administration pénitentiaire transforma Port Arthur en établissement modèle. Les punitions corporelles furent proscrites. On les remplaça par la réclusion en cellule, dans le silence et l’obscurité absolus, parfois durant plus d’un an. La plupart de ceux qui furent enfermés là devinrent fous.

Condamnant Bryant à la perpétuité, le juge prononça cette phrase : « Vous êtes condamné à être emprisonné jusqu’à ce que survienne votre mort naturelle. » C’était, mot à mot, la sentence prononcée par les magistrats anglais qui, un siècle et demi auparavant, condamnaient les prisonniers au bagne sans retour de Port Arthur.

 

                                                        *

 

Toutefois, la couche des cadavres des bagnards de Port Arthur en dissimule une autre plus profondément enfouie.

Lorsque le 12 septembre 1802, sur la terre de Tasmanie, à Ridson, débarquèrent les premiers soldats anglais pour y construire des colonies pénitentiaires, sept mille Aborigènes vivaient sur ce territoire abordé par leurs ancêtres près de quarante mille ans auparavant.

Dès le début de la colonisation, les relations des tribus avec les Anglais furent tendues. Les soldats chassaient sur les terres aborigènes pour se nourrir et nourrir la population pénitentiaire, privant ainsi les autochtones d’une part importante de leurs ressources alimentaires. Le 3 mai 1804, la troupe massacra une centaine d’Aborigènes, hommes, femmes, enfants, partis à la chasse au kangourou. Ils s’étaient approchés trop près du bagne.

A partir de 1806, les heurts ne cessent plus. Les Aborigènes élevés dans une société d’échanges, ne comprennent pas pourquoi les colons s’approprient leurs richesses sans rien donner en retour. Les Anglais quant à eux considèrent cette population nomade, sans habitation fixe, comme des mendiants et des voleurs, n’ayant aucun droit sur des terres qu’ils ne cultivent pas, n’ont pas encloses et pour lesquelles ils ne possèdent aucun titre de propriété. Cette clôture des terres permet d’ailleurs de visualiser les topologies contradictoires en jeu : propriétés privées parcellisées contre espace coutumier ouvert, éleveurs et cultivateurs contre chasseurs et cueilleurs, sédentarité contre nomadisme rituel, le marché contre les mythes.

Dès 1820, l’immigration massive de colons britanniques va rendre la situation irréversible. S’appropriant les meilleures terres pastorales, les éleveurs anglais y déversent des milliers de moutons.

La violence subie par les aborigènes devient alors innommable. Les hommes sont torturés, châtrés, mutilés, brûlés vif, attachés aux troncs des arbres pour servir de cible lors d’exercices de tir à l’arc. Les femmes sont violées, réduites à l’esclavage sexuel. Les enfants, quand on ne leur fracasse pas le crâne à coups de gourdin, sont enlevés pour devenir domestiques ou animaux de compagnie.

Les Tasmaniens luttent, au javelot, à la masse, mènent une guerre de guérilla, dressent des embuscades, brûlent les fermes isolées, massacrent les fermiers. L’occupant britannique réplique par une loi martiale prononcée en 1824 par le colonel Georges Arthur, Gouverneur de Tasmanie, une loi dont le but revendiqué est de terroriser les indigènes. Cette loi autorise les colons à tirer à vue sur tout Aborigène découvert dans une zone britannique. Une prime est accordée pour tout indigène capturé, mort ou vif, mort de préférence : cinq livres sterling pour un adulte, trois livres pour un enfant. Cette chasse devient un sport d’autant plus prisé qu’il est lucratif.

« Nous ne faisons aucun étalage pompeux de philanthropie. Le gouvernement doit faire partir les indigènes, sans quoi ils seront pourchassés comme des bêtes sauvages et détruits. » déclare la première page du journal local, le Colonial Times, en date du 1 décembre 1826.

Cela ne suffit cependant pas. Du 7 octobre au 24 novembre 1830, deux mille deux cents colons mêlés de soldats et de bagnards, se tenant par la main ou en vue les uns des autres, balaient les Tasmaniens pour les refouler au fond de la presqu’île de Tasman. Le Sud-Est de l’île est ainsi débarrassé de toute présence indigène.

En 1835, il n’existe plus que deux cents Aborigènes. Ils sont transférés sur l’île inhospitalière de Flinders, dans le détroit de Bass, à quelques cinquante kilomètres au Nord de la Tasmanie. Les enfants sont séparés de leurs parents. Le camp où ils sont parqués, manque de ressources en vivre, est exposé aux vents froids. Le surpeuplement, la malnutrition, la tuberculose font des ravages.

Là, les Aborigènes sont censés se christianiser, lire assidûment la Bible, chanter des hymnes religieux. Chaque jour, leurs lits, leur vaisselle, sont inspectés afin de vérifier si les normes anglaises d’hygiène et de propreté sont respectées.

En 1843, ils ne sont plus que cinquante. C’est trop. Les budgets alloués au camp sont restreints. En 1868, ils ne sont plus que deux.

 

Le 7 mai 1876 meurt Truganini, leur dernière représentante.

Sur son lit de mort, elle supplie le médecin dépêché à son chevet de ne pas couper son cadavre en morceaux comme le furent ceux de ses compagnons. Considérés comme le chaînon manquant entre l’homme et le singe, les dépouilles des Tasmaniens étaient en effet disséqués, découpées en morceaux, afin d’être dispersés vers les différents centres scientifiques et musées d’Europe. Après son enterrement, le corps de Truganini fut exhumé et son squelette, attaché à des cordes, exposé verticalement dans une vitrine du musée de Tasmanie. Ce n’est qu’en 1951, en dépit des vives protestations du conservateur, qu’il fut retiré. En 1976, il fut incinéré et ses cendres dispersées à la mer, près du rivage où elle avait vu le jour.

 

                                                              *

 

L’Australie dont James Cook prend possession au nom du roi Georges III, le  22 août 1770, qu’il appellera Nouvelle-Hollande, est dans les années suivantes déclarée Terra nullius, « Territoire vide », en dépit du million d’autochtones qui y vivent, dont le Journal de bord de Cook fait cette description émouvante :

« Les naturels de ce pays sont de taille moyenne, leur corps est droit et leurs membres minces. Leur peau est de la couleur de la suie de bois ; leurs cheveux sont le plus souvent noirs, et ils les portent toujours coupés courts. Les hommes ont la barbe noire et en général se la coupent, ou la raccourcissent ne la brûlant. Ils ont des traits agréables et leur voix est douce et harmonieuse. Hommes et femmes vivent complètement nus, sans jamais le moindre vêtement d’aucune sorte () Comme ornement, ils portent des colliers de coquillages, des cercles qui servent de bracelets autour du bras, et qu’ils font avec des cheveux entrelacés et travaillés comme un anneau de corde ; ces bracelets sont placés au haut du bras et le serrent étroitement ; on fait aussi des ceintures de même sorte. Les hommes portent, passé à travers la paroi du nez, un os long de trois ou quatre pouces et épais d’un doigt. Ils ont aussi des oreilles percées pour y mettre des pendants d’oreilles () Quelques-uns de ceux que nous vîmes sur l’île de la Possession portaient des plaques de poitrine, que nous supposâmes être faites de coquilles de nacre. Beaucoup d’entre eux se peignent le corps avec une espèce de pâte de couleur blanche, qu’ils appliquent de diverses manières, chacun suivant sa fantaisie.

On ne peut pas regarder ces naturels comme un peuple guerrier, je les considère au contraire comme une race inoffensive et craintive, nullement portée à la cruauté () Ils vivent par petits groupes le long de la côte, ou sur les rives des lacs, des rivières, des criques, etc. Ils ne semblent pas avoir d’habitation fixe, mais se transporte d’endroit en endroit, comme des bêtes sauvages à la recherche de nourriture, et n’assurent leur subsistance qu’au jour le jour suivant ce qu’ils rencontrent.

Ce que j’ai dit des naturels de la Nouvelle-Hollande pourrait faire croire que ce peuple est le plus misérable qui existe ; mais en réalité ils sont beaucoup plus heureux que nous Européens, étant totalement ignorants non seulement du superflu, mais aussi des commodités nécessaires tellement recherchées en Europe. Il est heureux pour eux de ne pas en connaître l’usage. Ils vivent dans une tranquillité que ne trouble pas l’inégalité des conditions. De leur propre aveu, la terre et la mer leur fournissent toutes les choses nécessaires à la vie. Ils ne convoitent pas des maisons magnifiques pourvues de nombreux serviteurs. Ils vivent dans un climat beau et chaud, et profitent de tous les bienfaisants souffles qui agitent l’air, de sorte qu’ils n’éprouvent pas le besoin d’avoir des vêtements : quand nous leur en donnâmes, ils les abandonnèrent négligemment dans les bois ou sur les plages, comme s’ils ne savaient absolument pas qu’en faire : en bref, ils ne semblèrent attacher aucun prix à rien de ce que nous leur donnions, et ne voulurent se séparer de rien de ce qu’ils possédaient en échange de n’importe quel objet que nous pouvions leur offrir, ce qui prouve à mon avis qu’ils se considèrent comme pourvus de tout ce qui est nécessaire pour vivre, et qu’ils n’ont aucun superflu. »


 

Ils vivaient dans l’ombre portée des mythes qu’ils nomment Rêves[2], des récits ancestraux structurant la vie des tribus, des familles et des individus, recouvrant le sol, les montagnes, les grottes, les rivières d’une cartographie mythique.

C’est par le biais des naissances que les Rêves reviennent s’inscrire dans le présent car les enfants à naître choisissent leurs parents parmi les hommes et femmes qu’ils observent du sein des Rêves qu’ils habitent. La première fille de Nungarrayi venait ainsi du Rêve Fourmi à Miel, Rêve de la municipalité Yuendumu où elle était née : « En creusant la terre, j’ai trouvé des fourmis à miel en grand nombre, raconte Nungarrayi, J’en remplis mon seau. Sur le chemin de retour au camp, je fus prise d’un terrible mal de tête et je me dis : «  Qu’est-ce que j’ai attrapé ? Ce ne sont pas les fourmis que je transporte … » C’était ma fille qui provoquait ces perturbations. Elle me dit : «  Eh, maman ! Pourquoi donc as-tu été chercher ces fourmis à miel ? C’est moi qui veille sur ces fourmis, moi, Malkirri ! Maintenant je reviens avec ce nom que vous avez enterré () C’est vrai, nous avions enterré la vieille Malkirri, ma belle-mère. Et son esprit-enfant s’était réfugié dans ce trou de fourmis à miel. Il était retourné au site de son Rêve. Je vis le corps de ma future fille couvert de taches noires et rondes : les fourmis. Alors, elle me parla : « Oui, je veille sur les fourmis ! D’autres hommes, d’autres femmes sont venus chasser à proximité et ils n’ont rien trouvé. Mais toi, maman, tu es venue jusqu’à moi ! » »[3]

 

Ils vivaient de l’or des Rêves.

Les aborigènes de Tasmanie sont la seule ethnie au monde à avoir subi un génocide total, froidement, systématiquement exécuté.

Il n’y eût jamais en Australie de temps pour l’innocence.

 

                                                                                                                                              Eric DROUET. 2006

 

 

 


[1] W. A. S. P. : White Anglo-Saxon Protestant, Protestant blanc anglo-saxon : archétype ethnique et socioculturel des habitants, issus des colons fondateurs, des anciennes colonies anglaises. Wasp veut aussi dire : guêpe.

[2] C’est afin de les distinguer des récits oniriques que je leur mets une majuscule. Il est possible cependant que ces Rêves soient issus de rêves, au sens onirique commun cette fois, chamaniques. Par ailleurs, les récits oniriques sont analysés selon les structures des Rêves.

[3] Glowczewski B., Les rêveurs du désert, peuple Warlpiri d’Australie, Plon, 1989, p. 257. Cf. aussi Glowczewski B., Du rêve à la loi chez les Aborigènes ; mythes, rites et organisation sociale en Australie, Paris, PUF, 1991.