L’invisible syndicat des pousses

 

 

          Quoique vous n’ayez rien demandé, c’est avec une insistance qu’aucun refus ne décourage, qu’ici (ici étant en l'occurrence Madagascar) on vous vend un service, une aide, un conseil, un quelconque objet, qu’on vous siffle un taxi, qu’on vous aide à vous garer entre deux voitures, qu’on vous raccompagne lorsque vous êtes perdus, qu’on vous renseigne une adresse.

         Ce n’est pas le prix demandé, pour vous dérisoire, ici une fortune, qui vous agace dans ce marchandage qu'on vous impose. Ce qui vous exaspère est l'accompagnement perpétuel qu’il implique. Vous n’êtes jamais seul. Peu discrète, une ombre ne cesse de se presser tout contre votre dos, de peur qu’au moindre écart une autre ne s’empare de la place, vient marcher à vos côtés, double prestement vos pas pour vous précéder et écarter à grands gestes la foule qui roule à votre rencontre et qui, sans lui, vous eût peut-être englouti. Et vous avez beau décliner son entêtante sollicitation, presser le pas, chasser l’importun d’un geste : rien n’y fait, vous finissez toujours par céder. Vous ne pouvez d’ailleurs faire autrement : la sollicitation est une obligation pas même véritablement déguisée. Certes, grands sourires, gestes enjoués, petites courbettes feintes, tout cela semble bon enfant mais on ne sait trop où mènerait un refus persistant. Des rumeurs courent de touristes agressés suite à de tels refus.  

       

       C’est ainsi qu’à Tamatave, le grand port de la côte Est, les conducteurs de pousse-pousse nous ayant poursuivis, ma femme et moi, jusque dans les commerces, nous en bloquant la sortie certes aimablement mais fermement, nous avons dû céder à des instances qui ne nous laissaient aucun choix.

         Et c’est donc mécontents que, ronchonnant, nous nous sommes juchés sur le siège en simili cuir de frêles boites de bois perchées en équilibre sur deux minces hautes roues latérales et que tiraient de longues perches en appui sur de maigres bras musculeux.

           Visite exhaustive obligatoire vélocement menée par de petites jambes qui, insérées entre les perches, arquées contre le poids les tirant en arrière et vers le bas, tricotent de l’asphalte, zigzaguant entre les trous d’eau, les sautant quand ils ne peuvent être enjambés. Ça cahote, secoue, balance, brise les reins, martyrise le dos.

         Ainsi haut perché au-dessus de la piétonne humanité que surplombe ma très momentanée et fort relative superbe, je me sens bien couillon. Mais un rapide regard alentour m’assure que tout un chacun se véhicule ainsi dans ces taxis de la pauvreté, rapides, économiques et pratiques, qu’aucune ruelle défoncée ne rebute.

                          

          Visite terminée. Problème : le pousse s’est arrêté dans un coin écarté et désert, a posé ses perches, et nous avec, pour rediscuter le prix de la course. T’es coincé, mon gars !

       Me voilà donc redescendu à hauteur d’homme. Je m’assois au bord du trottoir afin de marchander. S’asseoir : une habitude des situations délicates. L’humilité de la pose, la proximité corporelle, la ressemblance et le parallélisme des postures (ne jamais se mettre en face mais à côté) dénouent généralement l’agressivité potentielle. Malgré un peu de trouille au ventre (les armes ne sont jamais bien loin des embrouilles), la négociation se passe donc dans une relative bonne humeur. De toute façon, à Madagascar, les cris, les vitupérations, les emportements outrés, ne servent à rien, ne suscitent que l’incompréhension. Une faute de goût. La bienséance exige, surtout dans les affaires d’importance, les plus délicates, le calme, la mesure, une voix paisible, presque un chuchotis. On discute donc. Longtemps. Il faut peser au plus juste la prestation et le souci des familles à nourrir. Cela dit, je ne suis pas trop inquiet. Depuis le temps que je voyage atour du monde, j'ai pris l'habitude de ces situations. Je me souviens tout particulièrement de ce vieil homme qui, aux îles Cook, avait tenté de m'arnaquer. Coincé entre exaspération et pitié, je l'avais finalement laissé faire. Car tu peux tenter de fuir la misère, vouloir l'oublier, une fois qu’elle t’a saisi, elle ne te fuit ni ne te lâche. Crue, sans fard, elle te regarde directement au fond des yeux et exige que tu fasses acte de présence, que tu lui parles, négocies.

          L’accord passé, les pousses nous déposent à la porte de notre hôtel.

 

       Passé cet épisode inaugural, plus aucun de ces arpenteurs de la rue n’exigera de nous que nous le laissions nous conduire à destination. Nos déambulations ne rencontreront plus désormais qu’une indifférence finalement quelque peu vexante. Comme si nous étions subitement devenus invisibles. Mais ce n’est pas cela.

         Nous avions en fait payé notre impôt à l’invisible syndicat des pousses et ce devoir accompli, nous pouvions désormais emprunter ces véhicules à notre guise et selon nos seuls besoins. C’était désormais à nous, comme à tout un chacun, de devoir les solliciter.

 

        Au bout du compte, ce perpétuel harcèlement ne t’offusque plus. Tu en souries même et finalement l’attends. Il ne serait plus là qu’il te manquerait comme d’une chose qui ne serait plus à sa place. Une rupture des habitudes, un désarroi des règles. Car tu ne peux être venu ici impunément. Ou alors tu n’avais rien à y faire : il ne fallait pas venir. Ta venue, avant même que tu le saches, participait déjà d’une économie de la survie. Aussi étais-tu attendu, espéré.

          Y a-t-il d’ailleurs tant de lieux où l’on t’espère encore ?

 

            C’est une nouveauté, mon ami !

        Jusque là, ta famille, son amour empressé, inconditionnel, t’avaient depuis ta plus tendre enfance conforté dans l’idée que tu étais indispensable au bon ordonnancement du monde, à sa joie, à son équilibre. Et tu attendais cet enveloppement comme un dû, l’exigeais même et te fâchais quand il t’était mesuré ou tardait à venir. Tu n’avais jamais eu à prouver ta nécessité.

       Ton errance, ta solitude, ta dépression même, ces compagnons inéluctables de tout voyage véritable, te dévoilent maintenant brusquement qu’il n’y avait là qu’une aimable illusion judicieusement cultivée pour t’aider à grandir dans le cocon de l’enfance.

       Tu es maintenant au pied de découvrir enfin ta seule et véritable existence : celle qui est utile au monde dont tu prétends participer, dont il te somme en retour de faire la preuve. Sans échappatoire possible tu es devenu adulte.

       Aussi était-ce ta reconnaissance que tu négociais dans ce marchandage imposé. Ce pourquoi d’ailleurs, au bout du compte, tu lui en es reconnaissant et l’accepte comme un don précieux. Aurais-tu refusé ce négoce que tu serais resté misérable et impuissant dans les solitudes et frustrations de ta fantomatique existence. Tu te souviens alors du vieux Marx de ta jeunesse : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. »

         Tu n'es plus seul.

 

        Bienvenue au monde, mon pote !

 

                                                                                                 Madagascar, 2007.