Les feux de l’amour

                                                                                                                (Les Marquises)

 

       En 1797, après avoir abandonné à Tahiti un premier lot de missionnaires anglais, le navire le Duff continua sa route pour les Marquises où il déposa un certain Harris qui se sentait quelques dispositions à évangéliser les indigènes de Nuku-Hiva.

       Il reçut un accueil enthousiaste. Les indigènes se sentaient eux-mêmes en effet quelques dispositions évangélisatrices envers ces anglo-saxons dont le teint blanchâtre, la tenue sévère, l’aspect physique général de grande endive mal cuite et la mentalité puritaine les rendent plus proches du furoncle que de l’être humain. Evangélisation certes mais évangélisation à la marquisienne !

         Aussi à peine débarqué, Harris fut-il intronisé : Allumeur des Feux du Roi !

 

     Allumeur des feux du roi est, dans la société marquisienne, une charge prééminente qu’on ne peut comparer qu’à celle de Grand Chambellan à la cour du Roi-Soleil. Mais allumeur des feux du roi n’est pas exactement gardien de phare. Encore moins, dans un registre plus modeste, allumeur de réverbères ou simple gardien du foyer où cuit le ma’a (repas) familial. Rien de tout cela.

       Allumeur des feux du roi consiste, lorsque le roi s’absente, à le remplacer auprès de la reine de sorte que la libido de celle-ci ne s’éteigne faute d’un souffle régulièrement appliqué à des braises au demeurant rarement mourantes.

     Aussi à la première absence de Turaï, notre pasteur fut-il convié, toutes affaires cessantes, à accomplir les devoirs de sa charge. Comme il n’en avait pas bien compris les tenants et aboutissants, il s’obstinait, dans l’incompréhension et l’hilarité générales, à souffler sur le moindre feu de cuisine.

      Trouvant au bout d’un certain temps que la plaisanterie avait assez duré, la troupe s’empara de notre homme et le porta en triomphe, sous les acclamations du bon peuple, vers la couche royale où l’attendait une reine bien impatiente d’essayer cette nouvelle espèce d’humain qu’on allongeait à ses côtés.

    Or Harris resta froid. La reine attendit. Point trop longtemps. Les marquisiennes ont un petit tempérament qui leur fait, dans toute l’Océanie, une réputation certaine qu’elles ont à cœur de justifier. Elle s'employa donc, étrange retournement de situation, à ranimer les braises d'Harris. Mais Harris resta de marbre. La reine s’enflamma. Harris fut de glace. La reine s’embrasa. Harris s’offusqua, s’épouvanta, se recula, enfin s’enfuit sous les quolibets.

    Etonnée, on le serait à moins, la reine alla conter son incompréhension et sa déconvenue à ses compagnes qui étaient aussi les compagnes du roi et qu’à ce titre Harris aurait aussi du réchauffer également et régulièrement. Conciliabules chez ces dames marquisiennes. Quel étrange homme était-ce là ! Peut-être était-il dépourvu du soufflet nécessaire à sa charge ?

      On alla vérifier ce point en compagnie. Le supposé eunuque dormait déjà, rompu par l’évangélisation à la marquisienne. Quel ne fut donc pas son sursaut lorsque, dans son sommeil, il sentit bientôt d’innombrables mains impatientes, énervées, surexcitées, farfouiller ses draps, défaire ses habits, sa culotte, pour lui tâter de toutes parts un soufflet qui, ma foi, paraissait du coup pourtant bien apte à l’usage qu’on lui réserve chez les gens bien nés. Ce qui emplit d’une joie émue fort compréhensible le cœur de nos commères (je dis le cœur…) qui ne manquèrent pas de le féliciter pour d’aussi aimables dispositions. Félicitations qui là encore furent exprimées avec l’enthousiasme dénudé propre à ces charmantes contrées. Héla, plus on le félicitait et plus le soufflet se recroquevillait, échappait à la main, fuyait les attentions, se terrait sous son propriétaire !

       Peut-être Harris ne connaissait-il pas l’emploi du soufflet ? Nos institutrices lui firent la leçon. Harris resta réfractaire. L’une d’elle, doctoresse à ses heures, entreprit de souffler dans le soufflet pour voir s’il n’était point bouché. Harris sauta au plafond pour immédiatement s’enfuir, braillant des anathèmes auxquels on ne comprenait goutte.

       On le retrouva au matin, dans une vallée éloignée, perché sur un arbre, devenu totalement dément, qui prêchait les joies et beauté de la chasteté aux oiseaux du ciel !

 

                                                                                                                               *

 

        Les réactions de ce pauvre Harris [1] peuvent étonner.

       Mais il faut savoir que les missions anglaises, fidèles à un racisme protestant qui estime que la prédestination de la Grâce se manifeste par la peau bien blanche des élus et celle plus ou moins colorée des réprouvés, il faut savoir, disais-je, que les missions, afin d’éviter un mélange bien subversif au regard des desseins divins, envoyaient dans ces sauvages contrées de jeunes évangélisateurs … toutefois mariés avant leur départ à des sexagénaires bien desséchées et aigres en leur caractère, qui les accompagnaient dans leur périple afin de les préserver d’une trop grande proximité à leurs ouailles.

       Il est vrai que ces contrées ne connaissaient pas le fameux péché de chair. Que les fillettes y étaient très tôt entraînées au jeu du « clin-clin » (nom local de notre délicieux « casse-noisettes »), que les jeunes filles y faisaient des pipes aux mourants afin qu’ils partissent sur une bonne impression et que certaines danses sacrées se terminaient par un cunnilingus aux danseuses : cérémoniel dont on croit savoir qu'il est peu en usage dans la liturgie parpaillote.

       C’est ainsi que la Polynésie, pour nos missionnaires anglais, était la terre des plus abominables débauches. Des débauches auxquelles ils se promettaient de mettre fin au nom d’un Dieu quelque peu Père fouettard. Pour les Français en revanche, sots et aimables à leur habitude et toujours quelque peu énervés de la braguette, ces cérémonies dont certes ils ne comprenaient pas le caractère sacré, avaient fait de Tahiti une gigantesque, merveilleuse et généreuse partouze. Ce pourquoi de Bougainville, premier Français à y avoir mis le pied, l’avait nommée : la nouvelle Cythère, du nom de l’île où régnait Aphrodite, déesse grecque de l’amour.

     Et c’est donc avec un enthousiasme digne de tous les éloges que, tenant haut dressée la hampe du drapeau, nos compatriotes accomplissaient leur devoir à la satisfaction et sous les acclamations des populations assemblées pour l’office.

 

       Un office en effet.

      Car si dans toute la Polynésie, les pères, maris, frères et fils amenaient leurs épouses à bord des navires européens pour qu’elles s’y dévêtissent et aguichent les marins, leur expliquant avec des gestes forts explicites ce qu'elles attendaient d'eux, les insultant quand ils s’y refusaient, c’est qu’il s’agissait d’exciter et séduire les dieux européens afin qu’ils engrossent les filles d’enfants porteurs du mana : la puissance sacrée propre aux dieux, qu’ils transmettent à leurs descendants humains et qui ainsi abreuve les clans. Que les dieux rechignent à engrosser les filles, fassent les chichiteux devant les beautés offertes, voire les refusent, eût donc été non seulement incompréhensible mais offensant et surtout inquiétant. Pourquoi les dieux auraient-ils en effet refusé d’abreuver les humains de leur puissance sinon pour en faire s’éteindre la race afin de se garder égoïstement lesrichesses de la terre ?

    Or lorsqu’on offrait aux dieux anglais des cochons et des filles, ils prenaient les cochons et refusaient les filles ! Les populations ronchonnaient. Heureusement, avec une équanimité qui force le respect, nos braves Français acceptaient tout : les filles et les cochons.

       Il est vrai que ceux-là nommaient leurs bateaux l’Entreprise (Enterprise), l’Effort (Endeavour), et l’on sentait à ces noms combien ce serait dur et douloureux quand ceux-ci nommaient leurs navires : La Boudeuse, La Railleuse ou l’Aimable Joséphine et l’on sentait à ces noms combien ce serait doux, chaud et aimable.

                                                                                                                                                                                                                Île d’Hiva Oa, 2007

 

 

 

[1] Précisons que tous les détails rapportés ici sont rigoureusement exacts.